joué

Louise, déchaînée, grossière (à cause des chaussures manquées) :

— Des godillots défraîchis, c’est à quoi me donne droit le grand amour sur lequel j’ai joué toute ma vie.

Louise amère. Consternée. Grincheuse. Plaintive. Soudain lasse de vivre. Les traits tirés. Le masque prématurément vieilli. Les yeux fatigués. En route pour le suicide. Les cimetières. Les chrysanthèmes. L’hôpital. La salle commune. L’indigence. La mendicité. À la dérive. À quoi bon vivre. En imagination prête pour les jérémiades, les lamentations. Les hanches lourdes. Les jupes négligées. La vie gâchée. Les savates éculées. Louise mal mariée. Soudain accablée, révoltée. Un ciel sourd et vide. Louise douloureuse, décoiffée, rébarbative.

— On va divorcer, dit-elle.

Un phare égaré éclaire son visage, y inscrit cruellement les traits accentués de ses inutiles désirs. De ses rêves irréalisés.

Marcel, désolé, lui assure qu’elle les aura, les souliers. Les voici réconciliés.

Marcel se tait. À son tour, il paraît déprimé. Prêt aux opérations chirurgicales. Aux piqûres de morphine. À l’hospice municipal. Au canal. À l’accordéon. Au violon. Au litron. À la loterie nationale. À la sébile. Aux chansons dans le métro. Aux lacets. Aux crayons. Aux Tours Eiffel. Aux cacahuètes. À l’amadou. À la méditation sérieuse et prolongée.

Donc il se tait. Avale la salive pour éteindre et noyer le feu de quelques paroles brûlantes disgracieuses vives et pittoresques.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 42.

Cécile Carret, 18 mars 2010
constructions

Car ma perception du quartier a changé depuis que je vis dehors. Jouer un personnage m’a rapproché des différents commerçants, dans la mesure où j’essaie de ne pas trop me faire remarquer, de prononcer les paroles qu’ils attendent, de répéter les formules consacrées, les évidences triviales du bon sens ordinaire, de faire vraiment comme si j’étais l’un de ceux qui chaque jour échangent avec eux quelques nouvelles et quelques sourires, comme si « j’en étais », en somme. Je peux me le permettre maintenant que je suis sûr de ne vraiment pas « en être », alors que jusqu’à mon déménagement c’était plutôt l’inverse : ma distance apparente – de l’ennui plus que du mépris, à vrai dire – n’était que pour me persuader que je « n’en étais pas » alors que « j’en étais », et même profondément, regardant la même télé, écoutant les mêmes nouvelles et vivant aussi machinalement que mes interlocuteurs d’occasion. Aujourd’hui, au moins, je suis le seul à coucher dehors, à ne payer ni taxe foncière ni taxe d’habitation, et ils ne le savent pas, sauf François, mais François n’est pas un interlocuteur ordinaire.

Quand je dis que ma perception du quartier a changé, ce n’est d’ailleurs pas aux commerçants que je pense d’abord. Je pense à des tas de choses. À l’architecture, par exemple. J’ai appris à regarder les immeubles et je trouve des beautés ignorées aux plus ordinaires d’entre eux. Architecture des années 1950 et 1960 a fait des ravages par ici, mais beaucoup de constructions des années 1930 ont de l’élégance, et puis, en cherchant bien, on trouve encore des petits pavillons, des cottages à l’anglaise, des villas surprenantes et des jardins secrets. J’avais depuis longtemps vu tout cela, aperçu, survolé. Maintenant, je m’y attarde et j’y prends plaisir.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 82.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
hors

Elle semble bien comprendre ma question, une question d’homme, celle qui se pose aux lecteurs de La Princesse de Clèves, au moment où l’héroïne, lorsqu’elle se trouve enfin libre de répondre au désir du duc de Nemours, qui l’a si fort troublée, choisit plutôt « le repos ». Il y a une paix de l’intimité solitaire, hors d’atteinte de l’intrusion masculine et en général de l’intrusion, me dit-elle : être chez soi, travailler ou ne rien faire, écouter de la musique, et dont elle évoque un exemple. Ou plutôt une sensation qu’elle éprouve fréquemment, et dont elle essaie de me donner une idée : quand elle va faire des longueurs à la piscine, et que les cheveux et les oreilles étroitement enserrés dans un bonnet, elle-même contenue par l’eau qui l’enveloppe étroitement et l’isole, seule avec le tout d’elle-même, sans dérangement au moins pendant ce temps-là. L’exemple est énigmatique, et suggestif.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 77.

Cécile Carret, 13 mars 2011
frappe

Plus je lis de ces livres intéressants mais pas déterminants, plus me hante cette nécessité d’une frappe verbale exacte. Gifle ou caresse, mais précise, exactement mesurée, impeccablement juste.

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 262.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
moins

Le premier qui fait halte dans un lieu commode et abrité contre le vent, pose la base de l’édifice ; un autre arrive qui continue l’œuvre de son prédécesseur ; puis un troisième travaille sur le même plan, et chaque paysan qui vient là passer une nuit croit devoir payer à ceux qui l’ont précédé, à ceux qui le suivront, le tribut d’une heure de travail. Le monument se trouve ainsi achevé. Les Islandais qui voyagent savent où il faut le chercher ; ils se dirigent là le soir avec leurs chevaux et s’endorment entre ces quatre murs. C’est la tente du désert, c’est le caravansérail des montagnes du Nord. Quelquefois, après avoir traversé pendant plusieurs heures ce sol fangeux et mouvant des marais, ou cette terre calcinée des collines, on est surpris d’apercevoir tout à coup un espace de verdure et un toit de gazon d’où s’échappe un nuage de fumée. C’est une ferme, un bœr. C’est là que demeure la famille du paysan, isolée du monde entier, visitée parfois, dans les beaux jours, par quelques voyageurs, et abandonnée l’hiver à elle-même. Cinq ou six bœr comme celui-là, disséminés à travers les campagnes, composent une commune ayant son maire et son pasteur ; en cherchant plus loin, on trouverait une cabane en terre avec une croix au-dessus : c’est l’église. Puis, il faut dire adieu à ces pauvres oasis, et continuer sa route le long de ces montagnes dont les cimes échevelées attestent encore l’éruption violente qui les a brisées. La plupart des volcans qui ont été enflammés autrefois sont maintenant éteints ; quelques-uns le sont depuis si longtemps, qu’on n’a même pas gardé le souvenir de leurs dernières éruptions. Mais on marche encore sur des bassins que l’on dirait éteints de la veille, sur une cendre épaisse, sur une terre rouge qui ressemble aux débris d’un four à chaux. Au haut d’un de ces cratères, j’ai trouvé l’arabis toute seule, élevant sa tige fragile et ses blanches corolles sur cette terre nue et calcinée. La dernière rose de Thomas Moore était moins isolée ; la pauvre marguerite de Robert Burns, moins à plaindre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
éléments

À quelque distance de la ville, on peut rêver le désert, la solitude la plus absolue. Toutes les maisons disparaissent entre les collines qui les abritent, et l’on n’aperçoit que la mer, les montagnes et le ciel. Là règne le silence des lieux inhabités. Pas une voix humaine ne se fait entendre, pas un chant d’oiseau ne s’élève dans l’air, pas une feuille ne soupire. Tout est calme, repos, sommeil ; et si après avoir contemplé ce tableau oriental, on reporte ses regards sur cette terre si nue, sur ces landes rocailleuses qu’on a à ses pieds, on dirait que la nature a jeté là par grandes masses tous les éléments d’une création splendide, et ne s’est pas donné la peine d’achever son œuvre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
réveil

Encore une journée qui s’en va, une journée carnivore

et l’ai-je retenue ? J’ai dormi. Et pendant mon sommeil, j’ai vieilli.

Ma paresse, ce vieux serpent qui me conseille

m’a dit, comme toujours : « Attendons à demain.

Ces changements sont lents, si lents, on a le temps —

les forces sont inégales,

bouger, c’est dépenser cette énergie exacte

dont tu auras besoin, demain, pour te lever

et rayonnant, forcer les anges du néant.

Demain, il est encore temps, allons dormir :

cette journée qui s’en va fera place à une autre,

à une autre qui point, qui vient, qui sera là,

et qui, dans sa beauté explosive, sera

ta journée de réveil, terrible et décisive

Benjamin Fondane, Poèmes retrouvés, Parole et Silence, p. 44.

David Farreny, 27 avr. 2013
île

ÎLE est un pronom personnel transgenre. Pour le ou la naufragé(e), la solitude sera moins cruelle.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 57.

Cécile Carret, 4 fév. 2014

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