refus

Une ville, ce n’est pas seulement une forme, c’est aussi — surtout si elle occupe une éminence — la composition d’un volume. Comment dix siècles ont-ils pu avoir le génie des volumes, sans y penser, et le nôtre le secret de les gâcher tous, dès qu’il bouge le petit doigt ? Gendarmerie, institution spécialisée, lotissement, villas blanches : toutes choses éminemment utiles, loin de nous de prétendre le contraire, et même indispensables, suppose-t-on. Ceux qui détruisent les paysages avec leurs hangars de tôle ondulée, leurs camps de concentration pour les canards ou leurs dépôts Intermarché, ont toujours le même argument : pas moyen de faire autrement. Et en effet, il n’y a pas moyen. La poésie est seule, ou disons la littérature, par décence — et c’est encore un bien grand mot ; l’âme, ou disons la liberté ; le paraître, ou disons la dignité, l’imposition de la forme, ou son maintien, le grand refus, en somme, le grand non, l’angélique et luciférien non serviam — seule, seuls, donc, seuls contre tous, à se buter, absurdement, dans le déni de la contingence. Ils sont ce qui trouve le moyen, quand il n’y a pas de moyen ; ce qui se dérobe obstinément aux lois de la statistique ; le reste irréductible, dans les opérations comptables du réel.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 134.

Guillaume Colnot, 8 mars 2004
éminentes

Alors que le silence, quand il est fait des mots amers qu’on a tus, les larmes ravalées, l’absence pratiquée dès le temps qu’on est présent au monde parce qu’on y fut contraint et forcé, c’est le contraire. On en tient compte. On n’agit pas comme on ferait si cela n’avait pas été, n’était plus. C’est pour ça que l’air, la lumière ne sont pas, comme on croit, inhabités, vides mais, parfois, par endroits, vibrants, vivants, chargés de présences éminentes.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
coin

C’était un petit établissement d’angle, avec deux tables sur le trottoir. Entre les rares voitures qui passaient, on entendait le bruit d’un torrent. Un type est venu s’asseoir à l’autre table, il a commandé un café. Pendant un moment, il n’y a eu que lui et moi dans ce coin de village. Je me suis demandé s’il entendait le bruit du torrent, s’il l’écoutait. Il avait l’air passif. Il n’avait pas de bagage avec lui, pas de porte-documents, pas de sac à dos, il était habillé de façon neutre, comme moi – j’étais parti un peu vite. Je me suis dit qu’il devait sortir de sa voiture, lui aussi. Il avait le nez gros, l’œil aiguisé, de temps à autre il se passait un index sur les lèvres, à l’horizontale. La cinquantaine, peu de mâchoire. J’ai tenu un quart d’heure comme ça, puis c’est devenu insupportable.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 15.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
réalité

— Chut, dit Esti, désignant du menton la porte barrée par une armoire.

Derrière celle-ci habitaient les maîtresses de céans, deux dames d’un certain âge, les locataires : ennemies des sous-locataires et de la littérature.

Tous deux s’assombrirent. Ils regardèrent l’armoire et y virent la réalité, qui toujours les désemparait.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 90.

Cécile Carret, 28 août 2012
birbes

Mes exacts contemporains me font l’effet de birbes décatis, j’observe leurs visages détruits en protégeant le mien d’une éventuelle contamination sous un masque fripé que je ne retire plus et dont les plis de plus en plus marqués me prouvent que j’ai raison de prendre ces précautions : voici donc comment se flétriraient mes joues fraîches si je les exposais à ces atmosphères et contacts délétères.

Mes sourcils sont restés noirs et bien plantés. Je m’en coiffe. Raie au milieu. Ma tête d’enfant.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.

Cécile Carret, 16 fév. 2014
que

Que va faire ce petit chemin dans la forêt ?

Éric Chevillard, « dimanche 16 mars 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 19 mars 2014
stopper

L’objectif est toujours le même : stopper l’hémorragie.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 112.

David Farreny, 12 juin 2014
habitacle

L’habitacle roule vers le Nord, les amples et veloutés nuages dont la frange supérieure réalise la lumière roulent vers le Sud. Par mon seul regard souverain qui ne peut rien posséder mais qui peut tout recevoir, je jouis de la douceur solide de l’habitacle et de la légèreté lumineuse des nuages. Ces deux couvertures me protègent de tout excès de dépense pendant que je traverse les nobles provinces.

Jean-Pierre Vidal, « Quelques heures de silence », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 109.

David Farreny, 30 juin 2014
plantés

N’est ineffable ou indicible que la chose dont j’ignore le nom. Et même, avec les mots dont je dispose, je peux élaborer la périphrase qui colmatera cette lacune lexicale. Le sentiment, assez commun, de vivre ou d’éprouver des expériences que le langage humain ne saurait décrire relève plutôt, je le crains, d’une exaltation proche de celle qui nous fait appréhender parfois, croyons-nous, l’existence de Dieu ou la présence des morts, une espèce d’illusion mystique qui a pour unique fondement notre incapacité à nous résoudre à n’être que ce que nous sommes, des animaux mortels, certes fines mouches et rusés renards, mais plantés dans nos corps et dans ce monde sans issue.

Éric Chevillard, « mercredi 13 novembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014

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