vie

Elle lui prononça, dans la bouche, un mot magique et mystérieux qui résonna par tout son être. Il allait le répéter quand, à l’appel de son grand-père, il se réveilla. Il eût volontiers donné sa vie pour se rappeler ce mot.

Novalis, Henri d’Ofterdingen, Flammarion, p. 170.

David Farreny, 24 mars 2002
invasion

Je trouve qu’un travail, ça doit rester purement alimentaire, sinon c’est l’invasion. Le type qui prend son travail à cœur, qui adore ce qu’il fait pour gagner sa vie, il est foutu, il n’a plus envie de rien faire d’autre que de gagner sa vie. Il ne peut plus aller dans les bars, lire des tas de livres, parler et baiser avec sa fiancée, jouer aux courses. Il s’intéresse à son travail. Il est foutu.

Philippe Jaenada, La grande à bouche molle, Julliard, pp. 10-11.

David Farreny, 14 avr. 2002
maisons

Plus que de la laideur, à mon avis, le XXe siècle fut le siècle de la camelote. Et rien n’en témoigne mieux que tous ces pavillons qui éclosent le long de toutes les routes et à l’entrée de toutes les villes, petites ou grandes. Ce ne sont pas des maisons, ce sont des idées de maisons. Elles témoignent pour une civilisation qui ne croit plus à elle-même et qui sait qu’elle va mourir, puisqu’elles sont bâties pour ne pas durer, pour dépérir, au mieux pour être remplacées, comme les hommes et les femmes qui les habitent. Elles n’ont rien de ce que Bachelard pouvait célébrer dans sa poétique de la maison. Elles n’ont pas plus de fondement que de fondation. Rien dans la matière qui les constitue n’est tiré de la terre qui les porte, elles ne sont extraites de rien, elles sont comme posées là, tombées d’un ciel vide, sans accord avec le paysage, sans résonance avec ses tonalités, sans vibration sympathique dans l’air.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 470.

David Farreny, 19 mai 2002
sculpture

La « sculpture de soi », c’est l’exercice permanent du jugement, et donc du choix, moral et esthétique. Si l’héritage familial c’est la méconnaissance de l’art, de la beauté, de l’interrogation ontologique ou du souci de la langue, le « sculpteur de soi » peut choisir de quitter, sans nécessairement le renier, et sans mépris, cette part-là de l’héritage. Mais le même héritage peut être en même temps un ciel, une lumière, un ensemble de mythes et de noms, et de prénoms, tout un roman familial ou collectif dont l’être peut tirer une partie de sa saveur et, pour moi, en tout cas, une grande part de sa séduction.

Renaud Camus, « entretien avec Philippe Mangeot », Corbeaux. Journal 9 avril-9 juillet 2000, Impressions Nouvelles, p. 267.

Élisabeth Mazeron, 30 mai 2002
assonances

Ces exercices deviennent vite verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion ; les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguïtés fournissant progressivement la matière de ces coups de théâtre spéculatifs à l’ingéniosité desquels se reconnaissent les bons travaux philosophiques.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 53.

David Farreny, 29 nov. 2003
verre

J’ouvre ici un chemin de verre brisé.

Richard Millet, Le goût des femmes laides, Gallimard, p. 107.

David Farreny, 24 fév. 2006
orientation

Celui qui a cru être ne fut qu’une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1064.

David Farreny, 7 août 2006
voix

Juste à ce moment-là, un sifflement fusa, puis un autre encore. On avait l’impression qu’ils naissaient très très loin, puis qu’ils fondaient sur nous comme une locomotive emballée : la terre trembla, un instant les travées de béton du plafond vibrèrent comme si elles étaient en caoutchouc, et enfin ce furent deux explosions, suivies d’une pluie de gravats et, en nous, ce délicieux relâchement qui succède au spasme. Valerio s’était traîné dans un coin et, le visage enfoui dans son coude comme pour se protéger d’une gifle, priait à voix basse.

À nouveau, un sifflement monstrueux jaillit. Les nouvelles générations occidentales ne connaissent pas ces sifflements si caractéristiques : ils n’étaient certainement pas fortuits, il faut que quelqu’un les ait voulus ainsi, pour donner aux bombes une voix qui exprime toute leur soif et leur menace. Je me laissai rouler au bas des sacs, contre le mur : ce fut l’explosion, toute proche, presque physique, puis le souffle puissant de déplacement d’air.

Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 11.

Cécile Carret, 21 mars 2010
détache

Le plus intéressant dans cette histoire, c’étaient les lieux. La campagne est magnifique, en ce moment ; et même cette terrasse de Mauvezin, dans sa paisible insignifiance, son Dasein insinuant, tout de vacance, un dimanche fait espace, du rien fait air… J’imagine que la perversion commence quand les balustrades se mettent à produire plus d’effet sur vous que les corps, les ciels que les visages, les feuillages que les queues… À moins que ce ne soit le grand âge ? Ou bien encore la sagesse, le détachement ? Programme d’une vie : je me détache. Programme d’une mort ?

Renaud Camus, « dimanche 23 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 244.

Élisabeth Mazeron, 28 avr. 2010
éclair

La naissance de Grégor se déroule ainsi dans cette obscurité bruyante jusqu’à ce qu’un éclair gigantesque, épais et ramifié, torve colonne d’air brûlé en forme d’arbre, de racines de cet arbre ou de serres de rapace, illumine son apparition puis le tonnerre couvre son premier cri pendant que la foudre incendie la forêt alentour. Tout s’y met à ce point que dans l’affolement général on ne profite pas de la vive lueur tétanisée de l’éclair, de son plein jour instantané pour consulter l’heure exacte – même si de toute façon, nourrissant de vieux différends, les pendules ne sont plus d’accord entre elles depuis longtemps.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 9.

Cécile Carret, 9 oct. 2010
capable

Le bonheur, c’est le style. Ou bien « le style c’est le bonheur », je ne sais plus, peu importe. De toute façon, il ne s’agit jamais que de to coin a phrase, la frapper. Je ne prétends pas qu’elle soit tout à fait vraie, mais souhaiterais seulement qu’elle solennisât un peu, au prix d’un léger abus de sens ou d’une visible approximation, toujours nécessaire à l’affûtage de formules, une vérité sans doute imparfaite, mais agissante, vérifiable : que le style, s’il n’est pas absolument suffisant à assurer le bonheur, y contribue puissamment, toutefois, ou, pour dire encore moins, qu’il atténue les coups du malheur en les transmuant en tragédie, dans l’acception pleinement cathartique du terme ; que de la mélancolie il sait faire de la poésie, et tirer du plaisir, avec de la joie, tout un art. Distance, rime, imperceptible recul, accentuation, mise en forme, en place, en abyme, en lumière, ironie détachée mais critique à l’égard des oripeaux du prétendu « naturel », il est seul capable de faire des heures une journée, de la nourriture un repas, d’une discussion un échange, d’un cliché une photographie, d’un geste un souvenir, du temps qui passe un peu de temps qui reste.

Renaud Camus, « samedi 24 octobre 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., pp. 392-393.

David Farreny, 16 nov. 2010
plutôt

Tout le jour, j’avais échappé à sa traque obstinée. Mais là, je n’en pouvais plus. En trois bonds, le lion fut sur moi. Il me fit rouler au sol d’un coup de patte et, comme il s’apprêtait à refermer ses crocs sur ma gorge, je lui montrai le soleil qui se couchait derrière les hautes herbes :

– Ce n’est pas plutôt l’heure où vous allez boire ?

Éric Chevillard, « lundi 9 juin 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
envie

Il me montra avec fierté ses magnifiques toilettes tout en azulejos, robinetterie d’or, cuvette de marbre et lunette en acajou. Mais mes goûts sont frugaux sans doute et l’envie de chier ne me vint pas.

Éric Chevillard, « dimanche 4 octobre 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 oct. 2015

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