Dilemme : le fusil ou le travail.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 24.
Se voir en prédécomposition, parcheminé, strié de rides horizontales, d’un jaune-brun douteux, uni, n’incite pas à la rêverie. C’est au contraire un stimulant pour l’esprit, qui doit faire un va-et-vient aigu entre la tête de mort que la glace réfléchit et le flux puissant des forces vives, l’amour, le passé, le temps, la politique, l’ennui. Lorsque l’heure vint, installé dans l’œil du cyclone, centrifugé par la chimie, haché, épars, renvoyé les os brisés aux silences de Stalingrad, aux déchirures de Verdun, c’est sur le souvenir de mon amour fou d’Antoine que je m’appuyai pour lutter contre les aubes naissantes, le sommeil sans repos, le goût douceâtre, révoltant, des choses, leur fadeur inadmissible, l’inadéquation soudain profonde, définitive, de mon corps aux contours du monde. Jolie cuirasse en vérité. Car c’est bien avec mon corps que cette partie-là s’est jouée, la modification de son équilibre tactile, le glissement de son odeur, ces petites avancées vers l’inconnu chaque fois plus imperceptibles, sournoises.
Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 16.
Mais qu’attendre précisément du spectacle et du théâtre quand ils ne veulent plus tromper le public, ou le trahir, mais ne demandent qu’à se retrouver en phase avec lui, qu’à faire cause commune avec ses supposés désirs livides de fraternité, de solidarité, d’égalité, de parité et de transparence ? Qu’attendre, en somme, de son semblable ? Qu’attendre de ce qui ne cherche même plus à établir avec vous et lui la moindre querelle, et encore moins l’envenimer ? Qu’attendre de ce qui ne veut, ou ne peut, même plus être désiré ? Qu’attendre de ce qui ne cherche même plus à vous séduire ? Qu’attendre de ce qui vous ressemble tant que c’en est dégoûtant ?
Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 653.
L’histoire de la tragédie de la demi-instruction n’est pas encore écrite. Il me semble que la biographie d’un instituteur de village peut de nos jours devenir un livre de chevet, comme autrefois Werther.
Ossip Mandelstam, « Achtarak », Voyage en Arménie, L’Âge d’Homme, p. 77.
Tu fus telle ; sous la terre à présent,
Squelette et poudre. Sur les os et la fange,
En vain fixé dans l’immobile,
Mirant, muet, le vol des âges,
Veille seul la mémoire
Et la douleur le simulacre
De la beauté perdue. Ce doux regard
Qui fit trembler, comme aujourd’hui, ceux sur lesquels
Il s’arrêta ; ces lèvres d’où profond
Semble, comme d’une urne pleine,
Déborder le plaisir ; ce cou naguère étreint
Par le désir ; cette amoureuse main
Qui souvent, allongée,
Sentit devenir froids les doigts qu’elle serrait,
Et le sein pour lequel
Les hommes blêmissaient aux yeux de tous,
Furent un temps : à présent fange
Et ossements — dont une pierre
Cèle la vue infâme et triste.
Giacomo Leopardi, « Sur l’effigie funéraire d’une belle dame sculptée sur son tombeau », Chants, Flammarion, p. 219.
Est-ce à cause de ce lien sensation/mémoire/écriture que l’on revient toujours aux mêmes expériences, accrues de quelques variations à chaque fois ? Ou bien à cause de l’infinie profondeur répétitive de telle sensation levée par un mot ? Je dis « lessive », et remontent de suite, mêlées autant que distinctes, les odeurs multiples de propre au sortir du lave-linge ou de la lessiveuse d’enfance. On écrit, ou un poème s’écrit, avec tout le corps, toute la mémoire disponible.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 61.
Puissance à rebours de l’écriture du manque.
Écrire l’absence relève du thématique, écrire le manque, cela devient structurel. D’où le non-développement.
Gérard Pesson, « mardi 26 novembre 1991 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 41.
Viendrez-vous bientôt dîner chez moi à votre tour ? demande à l’araignée une autre araignée empêtrée dans sa toile, d’une toute petite voix.
C’est reparti. Le vaillant petit tailleur rêvait qu’il rêvait, et moi de même, tandis que le réel imperturbable chauffait ses pierres plates au soleil.
En se baissant pour ramasser dans l’herbe un fer à cheval porte-bonheur, le petit tailleur trouve un trèfle à quatre feuilles. Donc, ça marche.
Une perdrix décolle lourdement : nous en sommes encore aux tout premiers vols habités, les fusées ce sera pour plus tard.
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 52.
Cela signifie que la vie de la majorité des gens n’est plus faite que d’animus – contrainte, effort, mise à disposition de son être. L’anima, cette marge de quant-à-soi, cette puissance de récupération, de repos, de latence, indispensable à l’équilibre du psychisme humain, a été bannie de nos existences.
Si le rêve est bien ce mouvement par lequel on confirme et approfondit sa propre participation au monde, encore faut-il, pour l’accomplir, pouvoir accéder librement et à soi, et au monde. Pour la plupart des gens, ce n’est aujourd’hui pas le cas. Et, en effet, à y bien réfléchir, ce qui nous maintient dans un exil qui serre le cœur a toujours à voir avec le travail – ou alors avec son absence, ou avec la peur de le perdre.
Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 47.
J’ai regardé la vache et la poule et je me suis dit qu’il n’aurait pas été inintéressant, tout de même, après si longtemps, de les voir tenter autre chose.
Éric Chevillard, « mercredi 15 novembre 2017 », L’autofictif. 🔗