« Le cadrage est une question de morale », ressasse-t-on après Godard. La morale est une question de cadrage, pourrait-on soutenir aussi bien. Et l’esthétique de même, car dans un cas comme dans l’autre, il s’agit toujours de l’imposition d’une forme — d’où la valeur symbolique inépuisable de la fenêtre (et la répugnance ancestrale pour la fenêtre en largeur, ou seulement élargie, la fenêtre-bandeau, ce méchant pléonasme imposé au paysage, et contraire, probablement, à toute la conception spirituelle du regard).
Renaud Camus, Le département du Gers, P.O.L., p. 58.
En amour, tout s’annule au fur et à mesure. Tout est à refaire à chaque instant. Deux amants sont hors du temps. Suspension de l’horaire. La mort ne retrouvera nulle part ces heures qui lui furent signalées. Elle déménagera tout, mais en vain cherchera le temps d’amour, qui est son sosie.
Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 31.
Ce livre-ci, ce petit livre, qui te doit de vivre un laps, si présentement tu le tiens entre tes mains, élusif lecteur (mais ton présent n’est pas le mien, il n’est même, tout au contraire, que l’un des moments de mon absence), ce livre écrit à temps perdu le long des années, durant quelques après-midi d’une saison lointaine, une ou deux matinées d’un autre été, tel soir d’un hiver en allé, il est tout creusé d’inexistence, de néant, de silence et d’oubli : simples arches jetées, sans que toujours elles se rejoignent, sur le vide des ans ; simples piliers même, éventuellement, et d’une stabilité douteuse, peut-être, et qui tous n’ont pas reçu leurs chapiteaux historiés ; simples traces sur le sol de papier, en palimpseste entre les cinéraires.
Renaud Camus, Élégies pour quelques-uns, P.O.L., p. 72.
Horrible est cette aisance qui nous prend en présence de ceux qui nous aiment, et que l’on sait qu’on n’aimera pas (enfin : pas comme ils le souhaiteraient). Comme nous sommes drôles ! Comme nous sommes brillants ! Comme nous sommes imprévisibles et irrésistibles ! Comme nous sommes libres ! Et comme la moindre de nos paroles et le plus quelconque de nos gestes les enfoncent plus profond dans leur amour de nous, et resserrent les liens de leur captivité !
Renaud Camus, « lundi 6 octobre 1997 », Derniers jours. Journal 1997, Fayard, p. 299.
D’autre part, au cours de ces interminables queues que nous faisions par millions le long des routes menant aux trop vastes champs de bataille, j’avais reçu, pour la première fois de ma vie, l’impression écrasante, définitive, qu’un homme est noyé dans l’humanité. Tous les faux-semblants de personnalité, d’originalité, de quant-à-soi, d’exception qui peuvent se multiplier dans le monde illusoire de la paix — qui pouvaient se multiplier dans ces temps tranquilles et rassis d’avant 1914 — se dissipaient et il restait que j’étais une fourmi engluée dans la fourmilière. Faute de regards pour me discerner, je devenais indiscernable à moi-même. Cela me ramena tout d’un trait à cette mystique de la solitude, et de la perte à lui-même du solitaire dans sa solitude, et de l’extravasement à l’intérieur du moi de quelque chose qui n’est pas le moi. Puisque j’étais perdu, pourquoi ne pas me perdre davantage ? Il n’y avait qu’un moyen de me guérir de la perte que je faisais de moi en tout, et de moi et de tout en rien, c’était de me perdre absolument.
Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 24.
Plus je vais, plus le monde entre dans ma vie jusqu’à la faire éclater. Pour la raconter, il me faudrait douze portées ; et une pédale pour tenir les sentiments — mélancolie, joie, dégoût — qui en ont coloré des périodes entières, à travers les intermittences du cœur. Dans chaque moment se reflètent mon passé, mon corps, mes relations à autrui, mes entreprises, la société, toute la terre ; liées entre elles, et indépendantes, ces réalités parfois se renforcent et s’harmonisent, parfois interfèrent, se contrarient ou se neutralisent. Si la totalité ne demeure pas toujours présente, je ne dis rien d’exact. Même si je surmonte cette difficulté, j’achoppe à d’autres : une vie, c’est un drôle d’objet, d’instant en instant translucide et tout entier opaque, que je fabrique moi-même et qui m’est imposé, dont le monde me fournit la substance et qu’il me vole, pulvérisé par les événements, dispersé, brisé, hachuré et qui pourtant garde son unité ; ça pèse lourd et c’est inconsistant ; cette contradiction favorise les malentendus.
Simone de Beauvoir, La force des choses (I), Gallimard, pp. 374-375.
Si je n’ai pas gardé la couverture, j’écris près de la petite table dont j’aime l’élégante robustesse et la couleur acajou : elle supporte un crucifix sur pied que je ne regarde guère sans penser à cette femme dont le visage, la voix, la vie sont retournés au néant, et qu’aucun récit ne sauvera, sinon ce prénom fané qui dit un monde disparu et, peut-être, ce que le temps fait de nous alors même que nous ne sommes pas nés, nous appelant à lui sous le masque de l’amour et de la nécessité pour nous abandonner bientôt dans une vallée dont nous ne sortirons plus.
Richard Millet, Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, p. 24.
De courir derrière son petit frère, à cause des parents, ça l’avait rendue méchante. Au début elle avait été éperdument essoufflée.
– Viens là, viens tout de suite !
Il courait devant, l’œil rond et la fossette creusée, tout émerillonné, avec la jouissance sadique des évasions enfantines.
À la fin elle était devenue la chef. À force. Parce qu’il avait bien voulu ; c’est comme ça grandir, au bout d’un moment comme une viande attendrie on veut bien faire ce qu’on nous demande.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 91.
Jean Clair, Les derniers jours, Gallimard, pp. 315-316.
Elle est si bien retombée en enfance, la pauvre vieille, qu’elle ne se souvient encore de rien.
Éric Chevillard, « samedi 7 janvier 2023 », L’autofictif. 🔗