Lazare disait encore : Je suis fatigué de ce pays qui ne peut rien pour un gars comme moi, mais, si je rentre, j’aurai l’impression d’avoir vieilli inutilement alors qu’ici, où il n’y a rien à faire, ma jeunesse s’étire sans se rompre.
Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 249.
Un mot encore. Aux amateurs de perspective unique, la tentation pourrait venir de juger dorénavant l’ensemble de mes écrits, comme l’œuvre d’un drogué. Je regrette. Je suis plutôt du type buveur d’eau. Jamais d’alcool. Pas d’excitants, et depuis des années pas de café, pas de tabac, pas de thé. De loin en loin du vin, et peu. Depuis toujours, et de tout ce qui se prend, peu. Prendre et s’abstenir. Surtout s’abstenir. La fatigue est ma drogue, si l’on veut savoir.
Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 767.
Je suis arrivé au tréfonds de mes convictions.
Et, de ce mur de fondation, on pourrait presque dire qu’il est supporté par toute la maison.
Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, p. 74.
Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise…
Te souviens-tu de Marienlyst ? (Oh, sur quel rivage,
Et en quelle saison sommes-nous ? je ne sais.)
On y va d’Elseneur, en été, sur des pelouses
Pâles ; il y a le tombeau d’Hamlet et un hôtel
Éclairé à l’électricité, avec tout le confort moderne.
C’était l’été du Nord, lumineux, doux voilé.
Souviens-toi : on voyait la côte suédoise, en face,
Bleue, comme ce profil lointain de l’Italie.
Oh ! aimes-tu ce jour autant que moi je l’aime ?
Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise…
Oh ! que n’ai-je passé ma vie à Elseneur !
Le petit port danois est tranquille, près de la gare,
Comme le port définitif des existences.
Vivre danoisement dans la douceur danoise
De cette ville où est un château avec des dômes en bronze
Vert-de-grisés ; vivre dans l’innocence, oui,
De n’importe quelle petite ville, quelque part,
Où tout le monde serait pensif et silencieux,
Et où l’on attendrait paisiblement la mort.
Valery Larbaud, « Poésies de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 62.
Retrouverions-nous son Temps, on resterait séparé de l’enfant par les dix mille virginités perdues. Rien ne sépare, n’éloigne, comme la perte de la virginité. Quoi de plus difficile que de se représenter « l’avant », tout ce qui venait « avant », non réalisé encore, tout ce qui vint pour la première fois, tout ce qui autrefois élan, appel, est devenu satisfaction, c’est-à-dire rien du tout.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 302.
Ah ! Ah ! Ah ! Yélé, oh, Yélé ! Le feu l’a grillé, le gros Ézuzum, le feu l’a tué, le gros Ézuzum, le feu l’a mangé, le gros Ézuzum. Ah ! Ah ! Ah ! Yélé, ho ! Yélé ho ! Le feu l’a mangé, kri kri kri, celui qui voulait nous manger ! Où est son grand couteau, l’eau et la marmite. Ah ! Ah ! Ah ! Nous allons rire. Merci Ngemanduma. Nous allons rire.
Christophe Tarkos, « Processe », Écrits poétiques, P.O.L., p. 113.
Lorsque nouvellement
Dans l’intime du cœur
Naît un désir d’amour,
Languide et las se fait sentir ensemble
Un désir de mourir :
Comment, je ne le sais, mais tel est
D’amour puissant et vrai le premier fruit.
Peut-être apeure les yeux
Ce désert : pour lui, le mortel
Désormais voit peut-être la terre
Inhabitable, sans cette
Neuve, seule, infinie
Félicité qui lui peint l’âme ;
Mais, par elle, en son cœur pressentant
La tempête, il aspire à la paix,
Aspire à jeter l’ancre,
Face au féroce désir
Qui déjà gronde et partout, partout, jette la nuit.
Giacomo Leopardi, « Amour et mort », Chants, Flammarion, p. 195.
J’avais beau ne pas lui être très supérieur, il m’inspirait à la fois de la pitié et une vague répugnance ; mais la pitié de ce temps-là, demeurant sans effet, se dissipait aussitôt conçue comme fumée au vent, et laissait dans la bouche un inutile goût de faim. Comme tout le monde, sans toujours me l’avouer je cherchais à l’éviter : il était dans un état de besoin trop criant, et quiconque est dans le besoin est un peu notre créancier.
Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 8.
Il leur fallut deux jours pour franchir cette zone érodée recouverte de cendre. La route plus loin longeait la crête d’une arête d’où les bois nus plongeaient de chaque côté dans le vide. Il neige, dit le petit. Il regardait le ciel. Un seul flocon gris qui descendait, lentement tamisé. Il le saisit dans sa main et le regarda expirer là, comme la dernière hostie de la chrétienté.
Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 30.
L’homme est un immense marécage. Quand l’enthousiasme le prend, c’est, pour le tableau d’ensemble, comme si dans un coin quelconque de ce marais une petite grenouille faisait pouf dans l’eau verte.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 509.
CHEVILLARD : Boucher d’abattoir qui vend sa viande en gros ou demi-gros, prétend le dictionnaire, c’est mal me connaître : je vends très peu, toujours au détail. Vraiment, on se demande parfois quels historiographes incultes ou négligents se chargent de rédiger les notices consacrées aux grands hommes.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 167.
À propos de rien, une fois, elle avait déclaré à Julie qu’elle ne se lavait jamais les pieds pour la simple raison que, en prenant sa douche, ils étaient autrement nettoyés par toute l’eau savonneuse qui coulait sur eux.
Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 286.