sent

Ce conflit consiste en ceci que la philosophie dévore la poésie. Elle se l’incorpore. Ainsi, tout en l’adorant parfois, comme Heidegger, elle l’annule. Qu’elle le sache ou non est sans pertinence.

Exemple récent, largement diffusé, c’est le moins qu’on puisse dire : Derrida. Il faudrait chercher en quoi ce mode de pensée correspond tellement à l’époque. Je crois qu’il s’inscrit dans le anything goes du pousse-moderne. Favorise, et pseudo-théorise le ludique généralisé. Ce laxisme sent.

Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, p. 53.

David Farreny, 1er août 2002
membranes

Il y a des heures dans la vie où l’homme, à la chevelure pouilleuse, jette, l’œil fixe, des regards fauves sur les membranes vertes de l’espace ; car, il lui semble entendre, devant lui, les ironiques huées d’un fantôme. Il chancelle et courbe la tête : ce qu’il a entendu, c’est la voix de la conscience. Alors, il s’élance de la maison, avec la vitesse d’un fou, prend la première direction qui s’offre à sa stupeur, et dévore les plaines rugueuses de la campagne.

Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, Robert Laffont, p. 658.

Guillaume Colnot, 2 déc. 2002
parce

Je crois que j’aime la mer à l’estuaire de l’Hérault, en face de La Tamarissière, à l’aval d’Agde. Ce n’est pas la mer, ce n’est pas la terre, le fleuve lui-même y est une sorte d’abstraction, entre deux rives empierrées. Elles se prolongent en deux jetées. De celle de gauche, au soleil couchant, on voit le monde en profil parfait, sur celle de droite. Un chien que ses affaires appellent en bout de digue, dans le soir orangé, est aussitôt le chien de Giacometti. Les pêcheurs à la ligne sont à l’encre de Chine. Un peu d’éternité infuse, parce qu’il n’y a vraiment rien à dire. Qui va chanter le Grau-d’Agde ? Flagrant et nul, simple et tranquille : l’ossuaire des saisons. C’est joli parce que ce n’est pas joli. Mais ce n’est pas laid non plus, mind you. Les adjectifs s’y trouvent un peu bêtes, voilà tout.

Renaud Camus, Le département de l’Hérault, P.O.L., p. 235.

David Farreny, 2 mars 2006
registre

Le vrai fou est celui qui se fait à lui-même toutes les objections de la raison et s’en accommode à merveille, comme si elles relevaient d’un autre registre de l’existence.

Renaud Camus, « samedi 1er février 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, p. 68.

David Farreny, 30 avr. 2006
gratuit

Tout ce qui est gratuit rend ingrat.

Stephen Smith, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Calmann-Lévy, p. 115.

David Farreny, 27 mars 2007
autrefois

Les vieillards d’autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d’aujourd’hui : si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d’eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu’il a connu. Il est d’une race différente de l’espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 235.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
couvercle

Nous sommes d’entre les morts, Marie-Louise et moi, à ceci près que je suis encore vivant et elle déjà morte — à moins que ce ne soit le contraire ; un épisode m’aurait alors échappé, mais ce ne serait pas le premier. Le couvercle est bien refermé. Nous sommes absolument seuls. Et je goûte, pour la première fois de ma vie, la désolation d’un vrai silence de mort.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 13.

Élisabeth Mazeron, 31 oct. 2007
procès

Toute conscience, Husserl l’a montré, est conscience de quelque chose. Cela signifie qu’il n’est pas de conscience qui ne soit position d’un objet transcendant, ou, si l’on préfère, que la conscience n’a pas de « contenu ». Il faut renoncer à ces « données » neutres qui pourraient, selon le système de références choisi, se constituer en « monde » ou en « psychique ». Une table n’est pas dans la conscience, même à titre de représentation. Une table est dans l’espace, à côté de la fenêtre, etc. L’existence de la table, en effet, est un centre d’opacité pour la conscience ; il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d’une chose. Introduire cette opacité dans la conscience, ce serait renvoyer à l’infini l’inventaire qu’elle peut dresser d’elle-même, faire de la conscience une chose et refuser le cogito. La première démarche d’une philosophie doit donc être pour expulser les choses de la conscience et pour rétablir le vrai rapport de celle-ci avec le monde, à savoir que la conscience est conscience positionnelle du monde. Toute conscience est positionnelle en ce qu’elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s’épuise dans cette position même.

Jean-Paul Sartre, « Le cogito “préréflexif” et l’être du “percipere” », L’être et le néant, Gallimard, pp. 17-18.

David Farreny, 11 oct. 2008
empire

On diffère à un autre titre des montagnes ou des grains de poussière. Un grain de poussière qui atteindrait aux dimensions d’une montagne puis finirait par occuper la totalité de l’univers serait vraiment la seule chose. Alors que revêtu de l’ensemble des emblèmes de la puissance, couvert d’or, brillant d’un éclat tel qu’on en plisse les paupières, un type sera tenu de laisser subsister un espace de la taille d’un grain de poussière pour s’étendre et rayonner. Il aura besoin d’un autre type se regardant lui-même comme une tête d’épingle ou une miette de rien du tout pour fournir l’assurance qu’il est bien le seul. On acceptera la petite quantité de rien du tout qu’il est obligé de laisser subsister à l’extrême bord de son empire.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 28.

Élisabeth Mazeron, 3 juin 2010
ennui

On peut sortir de l’ennui ou essayer d’en faire sortir autrui en (se) proposant une activité, une relation ; en interprétant l’ennui comme un appel (comme on le dit de certains suicides) : appel à l’aide, appel du vide à ce qui pourrait le remplir.

Quand on agit ainsi, on suppose qu’il est bon non seulement de sortir de l’ennui, mais de se détourner de lui.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 13 mars 2011
cinochard

Une petite troupe de strip-tease de La Potinière de Paris, conduite par un vieux cabotin aux cheveux gris nicotinés, à l’œil cinochard, le verbe haut, appelle « mon petit » l’employée d’Air France qui lui jette un regard méprisant, se fait appeler « papa » par les trois jeunettes de la troupe qu’il convoite cependant qu’il feint de les protéger. Il a l’air d’avoir récemment conquis une grande poule aux chevilles épaisses, perchée sur d’immenses talons, les pores du visage agrandis par les démaquillants, le cheveu décoloré, qui se drape dans un manteau de pluie du genre faux léopard. Elle vient se suspendre à son bras timidement dans un grand concours de bracelets entrechoqués. Et lui la rudoie un peu pendant qu’il demande les billets, prétextant avec pompe et d’une voix caverneuse qu’il est très, très occupé. Si le ridicule tuait, il ne serait pas parvenu au bout de sa phrase.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 93.

Cécile Carret, 28 juin 2012

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