Le sexe en tant qu’institution, en tant que concept général, le sexe en tant que problème, le sexe platitude, c’est tellement assommant que les mots me manquent pour en parler. Laissons tomber le sexe.
Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 31.
Quoiqu’ils fussent insectes et non hommes, ils jugèrent tout de suite que je ne pouvais rester seul et m’offrirent une chenille à ma taille avec qui je pusse passer la nuit.
Inattendu certes, des chenilles femelles, mais tout était inattendu.
Sa peau était de velours, du plus beau vert bleu, aux îles orangées, mais froides et poilues.
Fasciné, je contemplais la procession ondulante et perverse des chairs dodues, progressant souverainement vers moi, reine et caravane.
Monstrueuse compagnie.
Cependant lorsqu’elle fut proche à me toucher, l’esprit comme de celui qui va à la guillotine, mais corps consentant, gagné, haletant, je m’abandonnai.
Ce fut ensuite une vingtaine de centres musculeux et avides faisant le siège de mon être débordé.
Orage, long orage, cette nuit.
Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 510.
Un homme à qui personne ne plaît est bien plus malheureux que celui qui ne plaît à personne.
François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 106.
La simple présence proche suffit amplement.
Étant gravement atteint de crise d’étouffement, j’en louai moi-même une sur les indications de mon conseiller. Son épaule et la naissance de sa poitrine exquise, voilà la zone touchée qui me fit le plus grand bien, et le plus prompt.
Cette fille simple et d’un charme qui allait loin ne fit durant le traitement que lacer et délacer une jambière, mais très modestement.
Elle me regardait de temps à autre, puis sa jambe, ne disant rien, et ses sentiments me demeurèrent inconnus.
Henri Michaux, « Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 95.
Cette différence de rythme dans l’évolution, entre les significations et les êtres, est éminemment prévisible — on pourrait même dire fatale — aux moments charnières de l’Histoire, lorsqu’une civilisation s’épuise, et qu’une autre est en train de naître. Ce qui meurt n’est pas forcément une perte. Mais trop bien le connaître, et l’aimer, pour la seule raison que ce fut, que nous avons vécu en son sein, et pensé, et senti, et frémi, et que cela va disparaître, il y a là une faiblesse qui prépare mal à l’ère nouvelle.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 137.
je partant voix sans réponse articuler parfois les mots
que silence réponse à autre oreille jamais
si à muet le monde pas de bruit
fonce dans le bleu cosmos
plus question que voyage vertical
je partant glissure à l’horizon
tout pareil tout mortel à partir du je
à toutes jambes fuyant l’horizon
enfin n’entendre que musique dans les cris
assez assez
exit
entrer né sur débris à peine reconnu le terrain
émergé de vase salée le fœtus sorti d’égout
plexus solaire rongé angoisse diffusant poumons souffle
haletant
Danielle Collobert, « Survie », Œuvres (1), P.O.L., p. 415.
Mais ça n’a rien à voir avec sa jupe. Si, quand même. Pour moi, si. Peu importe, je sais ce que j’aime, sa jupe. Elle aussi, sinon elle l’aurait pas achetée. Donc nous aimons la même jupe. Donc à travers la même jupe nous nous aimons. Donc je l’aime. Tu charries. Non. Une femme comme elle qui aime comme moi une jupe imprimée de fleurs aussi belles est forcément digne, je veux dire destinée à être aimée par un type comme moi. Autrement dit, si j’aime ce qu’elle aime, elle devrait normalement m’aimer.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 67.
Mon intelligence des choses progresse plus vite que moi ; je m’époumonne les mains en cornet à lui crier de m’attendre. Elle se moque de moi et me détruit. Vingt ans de vie passionnée, parfois heureuse, et consciente, m’ont juste permis d’inviter chez moi ceux qui – ou plutôt ce qui – m’égorge.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 141.
Il alla se baigner, pour se laver des maux de tête et battements de cœur de la nuit, de la poussière de l’école et de tout.
Déshabillé, en maillot de bain, il resta longtemps assis sur un rocher. Il écoutait le grondement de l’eau, qui à chaque instant débouchait du champagne frais en pétaradant. Plus il descendit vers elle, se lia d’amitié avec elle, la flatta. Quand il vit qu’elle ne lui faisait pas de mal, il la gifla des deux mains, avec l’arrogance lèse-majesté de la jeunesse, aussi téméraire qu’un nourrisson qui frappe un tigre royal. Il s’immergea en elle. Il en ressortit en s’ébrouant et s’esclaffa. Il se balança à sa surface fragile comme du verre. Il chanta et hurla. Il se rinça la gorge avec eau salée et l’y recracha, car la mer est aussi un crachoir, le crachoir des dieux et des jeunes gens indociles.
Puis, les bras grands ouverts, il jeta son corps dans le bleu perlé pour s’unir enfin à elle. Il n’avait plus peur de rien. Il savait qu’après cela, il ne pourrait plus lui arriver grand mal. Ce baiser et ce voyage l’avaient consacré.
Il nagea loin, au-delà de la ligne des bouées, là où il soupçonnait déjà des dangers – requins, cadavres, ancres rouillées, épaves de bateau –, pour faire sien tout ce qui est beau et laid, tout ce qui est visible et invisible.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 76.
Plus tard seulement, à la veillée, dans les grandes cuisines enfumées, sur la place ou à l’auberge, s’amorce la conversation dans cette langue claire et robuste dont les tournures rituelles permettent toutefois l’expression d’un esprit vivace et savoureux relevant lui aussi du rite mais plus tribal que singulier. Des propos de ces hommes, le village émerge comme un univers dans le réseau serré des parentés, dans la profondeur des générations qui les unes après les autres ont habité ces maisons grises, dans l’histoire des avoirs, des changements de fortune des familles, dans les maladies, les naissances, les morts, dans les vieillards légendaires ; et tout est considéré comme un rite, un tribut dû à la vie et au temps. Comment dire ce qu’est par exemple l’assistance aux malades ou la veillée des morts quand tous, commères, hommes et enfants mêmes savent trouver les mots justes du rite qui consolent rituellement par cette pitié inhérente née non pas du cœur mais de la religion antique et tourmentée de l’espèce.
Mario Luzi, « Le mont Amiata », Trames, Verdier, p. 33.
À ma gauche, j’écoute deux étrangères de trente ans qui se parlent dans une langue non identifiable.
— Bouchkaboubou.
— Heuseu slava gan stein.
— Hi, jasdagulak.
— Esenéïr bogatz, eeeeuuh ein oyé. Eu marve stert.
— Tesheu ?
— Tesheu. Viram golo. Ashimoul vorfitz. Tchoutchov gléglé. Am gouillé.
— Di barbe choudoum pstt kator.
— Ya. Estaïvitz.
— Oto. Varfritz.
— Ein tofatz…
— Toucham baba iza.
— Daloum poutza lé vieille.
— Ya, ah, ah ! Zim katoum, ah, ah !
— Nasofil.
— Lam gacheu teuleum.
— Degoulam van de pleu.
— Doum gueubam.
Deux Espagnols de leur âge viennent s’asseoir à côté d’elles. Elles baissent la voix, et les regardant en coin :
— Sisooo. Chu. Mitchebao.
— Gloudang, dong ving vang.
— Heurch, heurch. Achodam ail gone yé. Iso tarte chun.
Puis, main sur la bouche, comme s’ils pouvaient comprendre :
— Chougar ervest, tékaotz, tékaotz, ein schreume.
— Ali caban, meik kas gleunt.
Édouard Levé, « Terrasse », Inédits, P.O.L..