Il faut aimer une eau noire.
Il faut aimer une eau si noire que le bleu du ciel bleu, lorsque malgré tout il s’y mire, à travers les branches, et le blanc des nuages boursouflés que chahute l’autan, voient leur azur et leur candeur — sans s’altérer, bien au contraire, sans rien déchoir de leur franchise et de leur élévation — se ranger en courant, en se tendant, en se creusant, entre les avatars, et parmi les plus noirs, de la noirceur.
Noirs sont les bruns, noirs sont les verts, noire l’heure, noir son reflet.
Tout n’est que reflet, sous ces couverts ruisselants : la terre trop grasse, les générations de feuilles mortes, ces phrases, le sous-bois tout entier. Reflet cette lumière de mystère policier, de jardins sous la pluie, de découverte archéologique et de plaisirs de serre. Reflet le fond même de la mare, tel qu’on arrive à le distinguer parfois, si l’on sait écarter en esprit les vapeurs qui le sillonnent, dans leur course distraite vers l’Albret, vers l’Armagnac et l’océan. Et reflet ce reflet, bien sûr, de nos attendrissements usés, de nos mélancolies, de nos lectures anciennes et de nos espérances. En le miroir laqué que trouent les continents torturés des morènes, l’image des choses est plus près de leur essence, celle de l’arbre, du soir, de la promenade et de la solitude, que ne le seront jamais ces troncs penchés eux-mêmes, ces bambous trop serrés, cette eau sourde faite terre et qui geint sous le pas, à moins qu’elle ne menace. Le bâton détrempé que nous jetons pour faire clapoter la forêt, onduler la clairière, le silence sortir un instant de ses retranchements broussailleux, il noue quand il retombe, malheureux bout de bois, tous les pans captieux du décor : aussitôt ils sont le drame, au lieu de n’être que son lieu.
Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 11.
Nous sommes plongés dans l’aventure de la Création, exploit des plus redoutables, sans « fins morales », et peut-être sans signification ; et quoique l’idée et l’initiative en reviennent à Dieu, nous ne saurions lui en vouloir, tant est grand à nos yeux son prestige de premier coupable. En faisant de nous ses complices, il nous associa à cet immense mouvement de solidarité dans le mal, qui soutient et affermit la confusion universelle.
Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 28.
Je ne sais pas comment font les autres.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 47.
Et ainsi l’on oscille entre des états d’âme ou des réseaux de conviction qui sont autant de langages possibles, de citations, d’emprunts, d’essais de vocabulaire et de syntaxe. Quand je suis dans un langage déterminé, celui d’en face me paraît plus séduisant, plus vrai, c’est cela, plus lié à la réalité, de plus d’adhérence au réel : comme si les deux n’étaient pas que langages (sans prise sur la réalité vraie) ; ou bien comme si — mais cela revient au même — le réel n’était pas une invention du langage, une habitude de langage.
Renaud Camus, « jeudi 6 mai 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 244.
[Les deux chambres], m’avisai-je en y pénétrant, communiquaient a minima par une étroite fenêtre qu’occultait un rideau, disposition dont j’interrogeai pour moi-même la finalité et qui peut-être, songeai-je, témoignait, chez le couple Pradal, d’une conception — abandonnée — de la chambre à part, avec possibilité d’échange dans les moments où l’indépendance du mari, par exemple, se colorait du fugitif besoin de sa femme, ou pour toute autre raison d’ordre pratique, encore que, me dis-je, pour garder cet exemple, le mari, en ouvrant vers sa femme, pour autant que la poignée se fût trouvée de son côté, une fenêtre par laquelle il ne lui était loisible que d’user de la parole, s’interdît tout comportement gestuel autre qu’un tendre signe de la main pour dire bonsoir, le moindre baiser changé dans l’espace de cette mince ouverture paraissant, par ailleurs, sinon menacé d’inconfort, du moins exposé au ridicule.
Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 68.
Pour avoir un peu lapidé les gendarmes, trois dames pieuses d’Hérissart sont mises à l’amende par les juges de Doullens. (Dép. part.)
Le sombre rôdeur aperçu par le mécanicien Gicquel près de la gare d’Herblay, est retrouvé : Jules Ménard, ramasseur d’escargots.
Au Mans, le soldat Hervé Aurèle, du 117e, a frénétiquement rossé passants et agents. On l’a capturé à grand’peine. (Dép. part.)
Le chanteur Luigi Ognibene a blessé de deux balles, à Caen, Madelon Deveaux, qui ne voulait pas laisser monopoliser sa beauté. (Dép. part.)
Dans le lac d’Annecy, trois jeunes gens nageaient. L’un, Janinetti, disparut. Plongeons des autres. Ils le ramenèrent, mais mort. (Dép. part.)
Des trains ont tué Cosson, à l’Étang-la-Ville ; Gaudon, près de Coulommiers, et l’employé des hypothèques Molle, à Compiègne.
Une dame de Nogent-sur-Seine disparut (1905) en pyrénéant. On la retrouve, dans un ravin, près Luchon, bague au doigt. (Dép. part.)
Ribas marchait à reculons devant le rouleau qui cylindrait une route du Gard. Le rouleau pressa le pied et écrasa l’homme. (Havas.)
Trente-cinq canonniers brestois, qui sous empire de funestes charcuteries, fluaient de toutes parts, ont été drogués hier. (Dép. part.)
Une fois assommé, Bonnafoux, de Jonquières (Vaucluse), a été posé sur un rail, où un train l’écrasa. (Dép. part.)
Pour un parquet belge, on arrête à Vagney (Vosges) Félicie De Doncker, qui excella à mater la fécondité des Brabançonnes. (Dép. part.)
Un bœuf furieux traînait par la longe vers Poissy le cow-boy Bouyoux. Elle cassa. Alors ce bœuf démonta le cycliste Gervet.
Mme S…, de Jaulnay (Vienne), accuse son père de lui avoir détérioré ses trois filles. Le vieillard s’indigne. (Havas.)
Rue Myrrha, le fumiste Guinet tirait au petit bonheur des balles sur les passants. Un inconnu lui planta un stylet dans le dos.
Près de Villebon, Fromond, qui disait à d’autres pauvres sa détresse, s’engouffra soudain dans un four à plâtre en combustion.
Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes (2), Mercure de France, pp. 16-87.
Immédiateté de la sensation, globalité aussi. Ne pas trop chercher d’équivalence par ce « tourniquet de la plume » dont parlait Reverdy. Trop lent. Poser au plus court la sensation, de manière très grossière, et laisser travailler la mémoire du lecteur. Pour exemple, « l’odeur du jardin après la pluie ». Si j’élabore davantage, je vais tomber dans l’exercice littéraire ; l’odeur brusque, puissante, du jardin se dilue en mots qui tentent de la décrire, plus ou moins habilement. On aboutit à un texte et non plus au jardin (vers Ponge ?) alors que le but visé était bien de confronter brusquement, maintenant, le lecteur à cette odeur de pluie. De le faire en quelque sorte passer dans cette odeur, rien de plus. Sitôt que je décris, je construis littérairement une expérience, alors que je l’ai vécue sans recul. Voilà ce qui m’énerve. Je sais l’amertume d’une bière, je sais que le lecteur la connaît aussi, et mon but n’est pas de faire de cette amertume un objet poétique en soi. J’ai seulement besoin, à ce moment du poème, de traverser ce goût. Rester brut, donc. En ce sens ma poésie n’est pas vraiment descriptive, même si elle est nourrie de sensations ; elle intègre seulement les bouts de réel nécessaires pour activer une situation, une expérience, un vivre.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 64.
On souhaite, avec son esprit, mourir et, avec son corps, vivre ; le corps est idiot ; on le savait.
Paul Morand, « 28 juillet 1974 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 298.
Cette année 1943 est inépuisable, elle a centré ma mémoire ; année du danger extrême, elle fut aussi celle où la conscience se fit en moi définitive, immobile, implantée avec l’assurance d’elle-même, face au paysage : le mont Rochebrune, de l’autre côté du haut plateau sur la vallée, se détachait sur le soleil couchant, par grandes trouées de pentes coupées d’ombres. Face à ce paysage, presque trop bas sous le ciel immense, tout à coup, sans raison, en un saisissement soudain, cette certitude presque physique que désormais rien ne changerait plus en moi, que tel que j’étais dans ma tête, en haut de moi-même avec cette imperceptible présence continue entre les tempes, je resterais jusqu’à la fin de mes jours, coulé par hasard dans celui que j’étais et qui aurait tout aussi bien pu être n’importe qui d’autre.
Et rien n’a, en effet, changé depuis : je suis toujours là entre mes deux tempes, tel que j’étais en ce jour de 1943, sorte de constatation ininterrompue, au-dessus de laquelle se déroule tout le reste. On a tout le corps en dessous de soi et, quoi qu’on dise ou fasse, il y a cette permanente constatation vide, cet état de fait qui empêche de prendre vraiment au sérieux tout ce qui s’agite par-dessous. Rien de plus hilarant que cette présence de soi au-dessus de tout ce qu’on fait, comme une ironie dernière.
C’est un même jour qui s’est indéfiniment prolongé. Je ne serais nullement surpris de me retrouver soudant au dortoir de mon pensionnat, encore âgé de quinze ans, pris sur le fait et mentant avec cette innocence et cet aplomb irréfutables que ne savent vraiment pratiquer que les enfants cyniquement pervers et qui en ont conscience. Le Ferdydurke de Witold Gombrowicz décrit avec une extraordinaire précision et une force sans pareille l’état de choses que je tente ici de faire voir, avec dans le cas de Ferdydurke l’honnêteté en plus (il est vrai que lui n’avait rien d’autre à cacher).
Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 197.
Le bleu tournoya longtemps
au-dessus des pins sylvestres
le vent négligemment
l’effaça
Les ronciers décochaient des obus siffleurs
qui n’explosaient pas
l’étang brassait
une joaillerie suspecte
Je flattai ce grand chêne
séculaire
je n’évitai aucune ornière
je bêtifiai avec les moutons
je vieillis d’un jour.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 44.