Ne plus chier dans les langes n’implique pas du tout Shakespeare, Molière et Paul Claudel.
Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 26.
Une chose arrive
qu’on n’attendait plus
on l’accueille avec une réserve
bienveillante et cosmique
non sans penser aux désirs de feu
qui parfois nous ont ravagés
et n’ont eu comme les étoiles
qu’une pauvre durée de vie
Je mène deux pages de front
car ce n’est pas la vie qui est belle
c’est sa représentation
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 56.
Le répit n’est jamais qu’un instant de la trépidation.
Éric Chevillard, Commentaire autorisé sur l’état de squelette, Fata Morgana, p. 70.
Ce récit, comme L’orphelin, tient de la protestation idéaliste, malgré moi. Il dénonce ce qu’il énonce, au mépris de la causalité conditionnelle qui fit de ceux dont je parle ce qu’ils furent. Ils ne pouvaient être autres. Telle était la réalité. Mais c’en était une autre, pour immatérielle et mince qu’elle fût, que le déplaisir, la crainte, l’ennui corrosif, l’animosité que j’ai gagnés à leur commerce forcé.
Pierre Bergounioux, « lundi 27 février 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 530.
Je voudrais. Je voudrais quoi que ce soit, mais vite. Je voudrais m’en aller. Je voudrais être débarrassé de tout cela. Je voudrais repartir à zéro. Je voudrais en sortir. Pas sortir par une sortie. Je voudrais un sortir multiple, en éventail. Un sortir qui ne cesse pas, un sortir idéal qui soit tel que, sorti, je recommence aussitôt à sortir.
Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 630.
Le profil de l’ouvrier est assez plat, comme une grande claque de face à la naissance. Ses cheveux noirs sont gris de poussière blanche, comme un shampooing sec. Les pores de sa peau sont bouchés, comme des points noirs mais blancs.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 55.
Être l’amant d’une fille de ferme, d’une petite serveuse de café, d’une ouvrière, qui rentre le soir vannée. On lui a préparé son repas. On la caresse doucement. On l’aime. Est-ce impossible ?
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 58.
Pour ma part, je me sens plutôt « hors d’âge ». Hors d’âge : l’expression utilisée pour les vieux armagnacs dit assez qu’il ne s’agit pas de nier le poids du temps, bien au contraire. Un armagnac hors d’âge résulte de l’assemblage de plusieurs très vieux armagnacs. Un individu « hors d’âge » rassemble plusieurs passés inégalement présents dans sa mémoire, passés recomposés dont souvent les plus anciens ne sont pas les moins tenaces et peuvent lui donner l’impression que sa vie a duré le temps d’un éclair, alors que d’autres, plus récents, mais déjà en voie d’effacement, le persuaderaient aisément d’avoir vécu une éternité, et que d’autres encore flottent dans une brume indistincte à l’horizon de sa mémoire sans qu’il soit en mesure de les situer ou de les dater précisément : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », écrit Baudelaire dans Les Fleurs du mal.
La référence à l’armagnac est certes trompeuse. Elle pourrait sembler vouloir suggérer que le mélange des temps aboutit nécessairement à une forme d’excellence, et recréer ainsi les ambigüités propres à la notion d’expérience. Alors que l’expression « hors d’âge » entend simplement ici s’appliquer à la multiplicité des temps présents en chacun de nous à chaque instant et plus encore quand nous essayons de « faire le point » : bien loin alors de trouver dans le décompte minutieux des années écoulées sinon un principe directeur, au moins une orientation générale, le fil irrégulier qui permettrait de suivre le cours du passé et d’en apprécier rétrospectivement la relative cohérence, nous nous trouvons plutôt confrontés, en effet, à une masse composite et mouvante où se mêlent à certains éléments factuels des souvenirs qui sont aussi ceux de nos espoirs, de nos attentes ou de nos déceptions, quelques trous de mémoire qui donnent une étrange inconsistance aux jours passés, la conscience des contraintes extérieures de tous genres qui ont pesé sur notre vie au point de nous faire douter parfois si elle a vraiment été la nôtre, et enfin le pressentiment que notre avenir ne s’ordonnera pas plus à notre présent que celui-ci au passé qui le précède mais lui échappe. En somme, tout le contraire d’un curriculum vitae ou d’un plan de carrière, et parfois l’ombre d’un doute sur notre identité d’individu singulier.
Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 45.
Séparées à la naissance, ces jumelles se retrouvèrent à l’âge de 40 ans grâce à un dossier conservé par les services sociaux. Et là, grande émotion, si elles ne se ressemblaient en rien au physique, elles se découvrirent avec stupeur un goût commun pour la musique, les voyages et le cinéma !
Éric Chevillard, « vendredi 29 avril 2016 », L’autofictif. 🔗
« Soyons persuadés, écrivait Flaubert à Louise Colet, que le bonheur est un mythe inventé par le Diable pour nous désespérer. » Je suis davantage persuadé – et les romans de Michel Houellebecq, auteur aussi lucide que l’était Flaubert, renforcent mon sentiment – que la plus maligne invention du Diable reste le plaisir pour en avoir fait le programme essentiel de notre déréliction. J’y ai sacrifié du temps, j’ai essayé d’y mettre un tantinet de talent – et même d’atteindre d’honorables performances : « Ah ! votre os matinal ! », me complimentait jadis une amie – et, finalement, j’ai toujours oscillé de l’obsession à l’écœurement. Comme l’époque occupée à miner le vieil idéal ascétique m’y autorisait et, même, m’y incitait, j’ai expérimenté certaines formes de jouissance et je me suis rendu à l’évidence : rechercher le plaisir est un travail comme un autre qui oblige à des fréquentations sociales peu ragoûtantes – combien de fois quand tel ou tel type, telle ou telle bonne femme, rencontrés un soir de débauche me saluent quelque temps plus tard, ai-je l’impression d’avoir affaire à des « collègues ». « Quand je viens ici, me confiait cette habituée d’un club libertin, c’est pour jouir sous les caresses d’hommes et de femmes dont l’existence m’indiffère. » Quant à moi, n’était le petit coma qui vient après l’amour, cet état qu’Épicure entend peut-être par ataraxie et qui « consiste pour le corps à ne pas souffrir et pour l’âme à être sans trouble », n’était, donc, cette douce parenthèse dans le vide, et sans être le moins du monde bégueule, j’ai fini par me résoudre à l’idée que le plaisir pris dans les choses du sexe, aussi réel soit-il, est encore une de ces impasses qui me ramènent à l’ennui. Voilà pourquoi je ne laisse pas de sourire quand je lis sous la plume d’un graphomane actuel – encore un collègue, d’ailleurs – de très candides et surtout de très théoriques exhortations à je ne sais quelles pratiques « raffinée » et « volcanique » des sens ou autre « libertinage solaire ». Faut-il tout ignorer du plaisir pour ainsi le magnifier…
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 24-25.