taille

Il me vient à l’esprit que l’être n’a pas de taille. On le savait. Je le sens. C’est grave. Ce n’est pas tranquillisant.

Comment espérer jamais trouver la quiétude si l’on n’a d’assiette que métaphysique.

Agir gèle en moi.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 923.

David Farreny, 26 juin 2004
phrase

Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi, quand je l’ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit à Coblentz : mal reçu des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n’y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l’épée passait par-derrière : « De trois pouces », lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. « Alors ce n’est rien », répondit Montlosier : « monsieur, retirez votre botte. »

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 400.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
aventure

Elle savourait l’absence totale d’aventures. Aventure : façon d’embrasser le monde. Elle ne voulait plus embrasser le monde. Elle ne voulait plus le monde.

Milan Kundera, L’identité, Gallimard, p. 56.

David Farreny, 3 fév. 2008
interstitiel

Je suis en train d’étendre la lessive, derrière la maison, qui jouxte un bois communal, en fin d’après-midi. Il se produit un froissement et l’épais roncier, tout près, s’ouvre sur une énorme bête noire – le mot est venu tout seul, tout bas – qui s’immobilise à dix pas de moi, une chemise mouillée à la main, la pince à linge dans l’autre. L’animal me jette un regard, marque un temps d’arrêt, puis me jugeant inoffensif, négligeable, se met à trottiner sur les petits sabots qui lui font une démarche de ballerine mais qui, au lieu d’un corps élancé, nimbé de taffetas blanc, serait encombrée d’une lourde carcasse en forme de coin, hérissée de longs poils rêches et pourvue, avec ça, d’une paire de fortes défenses jouant sur les grès. J’ai pensé que mon visiteur allait s’évanouir aussi soudainement qu’il avait surgi, que le temps interstitiel, latéral ou rêvé qui nous remet en présence des bêtes, était déjà écoulé. Pas du tout. Il faisait des pointes autour du fourré, reprenait sa danse et j’ai fait la même constatation qu’avec le chevreuil que j’avais tenu, lui, en joue, avant de le laisser aller. La même créature d’un noir intense, comme encrée ou taillée dans de la nuit, adoptait, l’instant d’après, la teinte terne du sous-bois. Le quintal de muscles, au bas mot, qu’elle pesait, s’était évanoui. Puis l’œil, qui projetait un peu au hasard sa forme sauvage, devant lui, la voyait se remplir un peu plus loin, affairée, comique, obstinée. L’animal a tourné un quart d’heure sous mon nez. J’ai pensé qu’il allait se bauger dans les ronces, qu’on passerait la nuit à quelques pas l’un de l’autre, en paix. Mais quelque chose ne lui convenait pas. Il a grogné puis, sans hâte, s’est perdu dans le sous-bois. Voilà.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 46.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
sublimer

Il sera le premier à contrôler l’électricité en profitant de la puissance des fleuves, en canalisant cette énergie fourvoyée qui ne servait que la migration libidinale des saumons ; il va la dompter, la domestiquer, non pour aveugler de lumière le théâtre du drame comme nous l’avons fait, mais pour sublimer les choses mêmes, pour en révéler l’éclat intérieur. Une joie inconnue va inonder la Terre. Miroitant corbeau. Crapaud radieux. Tout rayonne. Le terne caillou était donc une pépite.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 47.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
remplacions

Pendant des semaines, je n’ai mangé que des liserons d’eau, qui est aussi la nourriture des cochons. J’ai aussi été celui qui mange des épluchures.

Je me souviens avoir vu, sur d’autres images d’archives, des cochons se promener dans la Bibliothèque nationale de Phnom Penh, vidée par les Khmers rouges. Ils bousculaient des chaises et piétinaient des épluchures. Les cochons remplaçaient les livres. Et nous remplacions les cochons.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 84.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
exagération

Mais naturellement cette phrase est à son tour une exagération, c’est ce que je pense à présent en l’écrivant, et caractéristique de mon art de l’exagération. Ce jour-là, j’ai dit à Gambetti que l’art d’exagérer est, à mon sens, un art de surmonter, de surmonter l’existence, ai-je dit à Gambetti. Supporter l’existence grâce à l’exagération, finalement grâce à l’art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti, la rendre possible. Plus je vieillis, plus je me réfugie dans l’art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti. Ceux qui ont le mieux surmonté l’existence ont toujours été de grands artistes de l’exagération, peu importe ce qu’ils furent, ce qu’ils ont produit, Gambetti, ils ne l’ont tout de même été, en fin de compte, que grâce à leur art de l’exagération. Le peintre qui n’exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n’exagère pas est un mauvais musicien, ai-je dit à Gambetti, tout comme l’écrivain qui n’exagère pas est un mauvais écrivain, en même temps il peut arriver aussi que le véritable art de l’exagération consiste à tout minimiser, alors nous devons dire, il exagère la minimisation et fait ainsi de la minimisation exagérée son art de l’exagération, Gambetti. Le secret de la grande œuvre d’art est l’exagération, ai-je dit à Gambetti, le secret de la grande réflexion philosophique l’est aussi, l’art de l’exagération est en somme le secret de l’esprit, ai-je dit à Gambetti, mais ensuite j’ai abandonné cette idée absurde qui, pourtant, examinée d’encore plus près, s’est forcément révélée la plus juste sans aucun doute.

Thomas Bernhard, Extinction, Gallimard.

David Farreny, 15 juin 2012
propre

Je regarde avec émerveillement cette belle et simple campagne, ces lentes ondulations des collines, quelques fermes rouges et blanches qui ont dû sortir de terre avec la dernière averse. Je m’aperçois que cette espèce de précision propre n’a rien d’énervant mais est au contraire infiniment bienfaisante. C’est en grandeur naturelle l’harmonieuse fantaisie d’un paysage de Samivel.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 47.

Cécile Carret, 18 juin 2012
goût

Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature : celui qui le sent et qui l’aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement.

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 205.

Guillaume Colnot, 27 fév. 2013
pornographie

Les avions sont mes seules occasions de vie communautaire, de participation à l’obscénité fondamentale, celle de leurs nuits… Atroce. La façon dont ils se couchent (mettent leur masque noir, se réveillent, se remaquillent, se parlent, etc. S’emboîtent. Les couples sans paroles…)

On n’est partis que depuis deux heures à peine. Dans cinq ou six, la pornographie des intimités (reposant sur l’idée qu’étant tous pareils, on n’a rien à se cacher) aura atteint son comble.

Ça commence : un type fait de la gymnastique dans le couloir.

Philippe Muray, « 17 mars 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 262.

David Farreny, 27 mai 2015
soi

Ouvrir la bouche pour parler de soi est déjà un pléonasme.

Éric Chevillard, « samedi 24 décembre 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024
oblige

Tendance à la lecture en diagonale. Donc, qu’est-ce qu’un grand écrivain ? Quelqu’un qui m’oblige à lire ligne à ligne et mot à mot. C’est rare.

Philippe Muray, « 20 septembre 1990 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 379.

David Farreny, 29 fév. 2024

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