J’ai parlé cette semaine, au téléphone, à propos de Plieux et de ce que je souhaiterais y faire, à toutes les autorités officielles de la culture dans la région. J’ai été en rapport avec tous les bureaux. Et chaque fois, chaque fois, il m’a fallu me présenter comme un jeune homme, expliquer que j’étais écrivain, faire feu de tous mes maigres titres de notoriété (il n’y a guère que la villa Médicis qui semble établir aux yeux de ces gens que je ne suis pas quelque excité farfelu). « Pas un mot qui connaisse nos livres », comme disent mélancoliquement les Goncourt, après une rencontre avec des cousins à eux ; mais les cousins devaient connaître leur nom, au moins, tandis que moi c’est éternellement « Camus C.A.M.U.S ? », voire « C.A.M.U ? », ou bien « comme l’écrivain ? ». Si j’écrivais mon autobiographie (mais je ne fais que ça, évidemment), je pourrais l’intituler Comme l’écrivain.
Renaud Camus, « samedi 27 février 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 60.
On n’entend rien aux religions si l’on croit que l’homme fuit une divinité capricieuse, mauvaise ou même féroce, ou si l’on oublie qu’il aime la peur jusqu’à la frénésie.
Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 24.
On ne cesse d’osciller, dans l’irrésolution la plus critique, entre la position de neutralité attentiste, flirtant avec la tentation de s’abstenir, de faire le mort ou de renoncer purement et simplement, et l’envie d’aller quand même de l’avant, de répondre coûte que coûte à l’appel réitéré, à l’invitation paradoxale de la vie. Mais rarement quelqu’un se trouve là au bon moment, derrière soi, susceptible de comprendre ce dilemme, cette angoisse d’exister, cette défaite en puissance, et de tendre le bras pour une caresse de consolation, un geste réconfortant, un signe qui rompe le délaissement, atténue la déception, restaure un peu de la confiance perdue.
Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 66.
Lorsque avec Algren elle découvre le monde underground de Chicago, lorsque avec lui elle a une vie commune dans la petite maison de Wabansia, ce ne sont pas seulement des expériences où on se livre plus ou moins ; ces rencontres l’affectent profondément. Elles sont la couleur même de la vie ; elles participent à cette construction d’un « moi » qui ne s’arrête qu’avec la mort. Comme chaque fois, elle y est tout entière engagée. Mais comme chaque fois il faut les « reprendre dans la liberté » : décider ce qu’on en fait ; les assumer ou les contester. Leur trouver une place — trouver leur place — dans cette création continue qu’est l’existence. C’est ce qui donne à ces lettres une tension, une émotion palpables : à chaque instant le Castor joue sa vie. Rien de moins. Chaque moment qu’elle vit est un moment destinal ; à chaque rencontre qu’elle fait, tout son être est en alerte : tout peut basculer, tout peut être anéanti : tout peut être sauvé.
Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 335.
Si le soleil répare
Les ravages du ciel, que la brise ranime
Les airs dolents — et fuyant, dispersée,
L’ombre grave des nues s’en va dans la vallée ;
Si les oiseaux confient au vent leur cœur
Sans défense, que la lumière
Dans les bois entrouverts, par les dernières
Neiges, insuffle à nouveau désir d’amour
Et nouvelle espérance aux animaux troublés —
Aux âmes lasses des humains, dans la douleur
Ensevelies, peut-il renaître
Le bel Âge, que la détresse et la flamme
Noire du vrai consumèrent
Avant le temps ?
Giacomo Leopardi, « Au printemps », Chants, Flammarion, p. 71.
Jules Renard et Fernando Pessoa sont morts à l’âge que j’ai aujourd’hui. Vous ne voyez pas le rapport.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 54.
toute cigarette finit au cendrier
toute marée se meurt sur la dent du rocher
tout spectacle s’éteint
dans le fracas des strapontins
et même ton souvenir qui s’arme dans cet écrit
finira lui aussi dans la chaleur de l’Incendie
William Cliff, « La Coruña », Marcher au charbon, Gallimard, p. 68.
Eh bien, cette propension à l’aveu que je manifeste de temps à autre vient, me semble-t-il, de deux sources bien différentes. La première étant, comme j’ai dit, la certitude bien ancrée qu’aucun aveu ne change quoi que ce soit à sa propre personnalité, ne guérit ni n’aggrave ses éventuelles failles, la certitude anti-psychanalytique en somme — une des seules peut-être qui ne m’aient jamais quitté, avec celle de l’inexistence de Dieu. La seconde étant une extraordinaire surestimation de moi-même dont il m’arrive de temps à autre d’être victime, et qui m’amène à penser qu’aucun aveu ne pourra épuiser l’indéfinie richesse de ma personnalité, qu’on pourrait puiser sans fin dans l’océan de mes possibles — et que si quelqu’un croit me connaître, c’est simplement qu’il manque d’informations.
Je me sens parfois comme Nietzsche jugeant bon, dans Ecce homo, de livrer à l’impression le détail de ses habitudes alimentaires, comme son goût pour le « cacao fortement dégraissé », persuadé qu’il était que rien de ce qui le concernait ne pouvait être absolument sans intérêt (et le pire est que ce sont des pages qu’on lit, en effet, avec un certain plaisir ; des pages qui, peut-être, survivront à Ainsi parlait Zarathoustra).
Michel Houellebecq, Ennemis publics, Flammarion-Grasset, pp. 47-48.
J’avais déjà trouvé en moi la force de fixer froidement le malheur, d’étouffer mes émotions, je commençais alors à comprendre la beauté qu’il y a à détruire.
Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 21.
Il y a des années que je ne touche plus la femme qui a le courage de vivre avec moi. Ça ne m’empêche pas de l’aimer. Ça m’empêche d’en toucher une autre.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.
D’ailleurs à Java : partout ces grands coqs dégingandés qui courent entre les jambes, les charrettes, comme des jouets trop remontés avec leur plumage superbe.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 125.
Voici la vérité, je suis seul,
seul dans ma propre nuit où mon ombre se couche
dans la chose qui fuit je me touche et me perds
égoutier du grand songe,
ma main me pousse pleine de lignes, de racines,
— ai-je vraiment manqué de foi ?
Je grimpe les Alpes de force et je n’ai pas de guide
je ne suis pas alpiniste,
je n’ai pas demandé le danger, il est là,
je n’aime pas marcher, qui est-ce qui marche en moi ?
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 47.
Aime ton prochain comme toi-même : c’est-à-dire avec une certaine honte.
José Camón Aznar, Aphorismes du solitaire.
Toute photographie est prise depuis l’origine du monde — il s’agit en effet de savoir ce qu’il est devenu. On se glissait d’ailleurs sous la jupe des premiers appareils à trépied pour y voir plus clair.
Éric Chevillard, « lundi 31 décembre 2018 », L’autofictif. 🔗