radieuse

Je ne trouve rien à écrire, je ne sais que flâner autour des lignes dans la lumière de vos yeux, dans l’haleine de votre bouche, comme dans une journée radieuse, une journée qui reste radieuse même si la tête est malade, même si le cerveau est fatigué, même si je dois partir lundi par Munich.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 36.

David Farreny, 23 mars 2002
angles

Les hommes désespérés vivent dans des angles. Tous les hommes amoureux vivent dans des angles. Tous les lecteurs des livres vivent dans des angles. Les hommes désespérés vivent accrochés dans l’espace à la manière des figures qui sont peintes sur les murs, ne respirant pas, sans parler, n’écoutant personne. La falaise qui domine le golfe de Salerne était un mur qui donnait sur la mer. Je n’ai jamais plus trouvé de joie auprès d’autres femmes qu’elle. Ce n’est pas cette joie qui me manque. C’est elle. Aussi ai-je dessiné toute ma vie un même corps dans les gestes d’étreinte dont je rêvais toujours.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 9.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
d’emblée

La mort est d’un commerce embarrassant, autant le reconnaître d’emblée.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 172.

David Farreny, 2 avr. 2007
ou

Werner était glacé d’épouvante. Il sentit qu’il fallait maintenant livrer le dernier combat. Son outil allait et venait, étincelant, halluciné comme un fugitif, et parcourait les rainures déjà tracées d’où giclaient les copeaux. Il voulait arriver avant l’autre. Mais celui-là taillait avec un calme impitoyable et brutal, coup après coup, et détruisait sardoniquement chaque trait dessiné par Werner hors d’haleine. Enfin il sembla au malade que sa précipitation sans relâche, totalement vaincue, était désormais passée au service de l’ennemi. Alors il fut saisi par la colère du désespoir. Sa main droite, tremblante, assaillait le bois de chocs toujours plus sauvages et plus incohérents. Ses yeux ne la suivaient plus. Il les fixait vers l’extérieur, sur le visage rouge du soir, et il hurla : « C’est toi ou moi. » Pendant ce temps sa main droite, comme détachée de lui, s’activait toujours, et sa lame acérée ne donnait plus forme au bois dur. Il sculptait ses propres mains sanglantes.

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 123.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
bruire

Une fois, l’autre m’a dit, parlant de nous : « une relation de qualité » ; ce mot m’a été déplaisant : il venait brusquement du dehors, aplatissant la spécialité du rapport sous une forme conformiste.

Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre. […] Le mot est une substance chimique ténue qui opère les plus violentes altérations : l’autre, maintenu longtemps dans le cocon de mon propre discours, fait entendre, par un mot qui lui échappe, les langages qu’il peut emprunter, et que par conséquent d’autres lui prêtent.

Roland Barthes, « Altération », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 34-35.

Élisabeth Mazeron, 7 déc. 2009
dyade

Je-t-aime est sans ailleurs. C’est le mot de la dyade (maternelle, amoureuse) ; en lui, nulle distance, nulle difformité ne vient cliver le signe ; il n’est métaphore de rien.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 176.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2009
raté

Trouvé sous la porte de l’atelier un coin de papier journal griffonné avec un prénom presque illisible, mais qui n’était pas le mien et un nom qui, à une lettre près, me désignait. Écriture troublante de mage ou d’analphabète. Est-ce que j’aurais raté une annonciation ?

Gérard Pesson, « lundi 22 janvier 1996 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 223.

David Farreny, 27 mars 2010
cela

Je me tus. Une sauterelle venait de bondir sur une de mes jambes. Les épreuves avaient métamorphosé mon corps. Les maladies nerveuses provoquaient une multiplication de lambeaux de peau parasites. Partout grossissaient sur moi de vastes écailles ligneuses et des excroissances. La sauterelle accrochait à cela ses pattes.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 94.

Cécile Carret, 10 sept. 2010
meubles

J’habite à Blège, m’a-t-il dit, à quinze kilomètres d’ici. Je suis en vacances mais je ne pars pas. Je viens d’apprendre que je suis recalé au bac. (Il a fait un geste de la main.) Je sais. J’ai une vieille histoire avec ça.

Il ne l’avait visiblement pas dit à tout le monde. J’appréhende de rentrer chez moi, a-t-il enchaîné. Je me sens nul, vous voyez ? Oui, ai-je dit, je vois, mais ça n’a rien de honteux. Je l’ai raté aussi, à l’époque.

Il avait l’air extrêmement songeur. Comme s’il revoyait passer devant ses yeux l’entièreté d’une matière. J’ai pensé à la géographie, qui n’a jamais été mon fort. Je lui ai demandé s’il vivait seul. Oui. Pas d’enfants ? Non. Il avait tout de même peur de rentrer chez lui. C’était presque pire. Une sorte d’effet de miroir, ou de mise en relief. Il m’a parlé de ses meubles. Il craignait de retrouver ses meubles. Je lui ai demandé, un peu pour causer, si ses meubles avaient quelque chose de spécial. Je ne crois pas, a-t-il dit. Mais il faudrait que j’en change. Il s’est fait un silence, ici, et je lui ai dit que je comprenais.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 15-16.

David Farreny, 22 sept. 2011
dans

Attends, a-t-il dit, il faut que je te montre la maison, et, même si je n’avais pas très envie d’une visite guidée, je me suis senti bien dans sa phrase.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 101.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
stopper

L’objectif est toujours le même : stopper l’hémorragie.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 112.

David Farreny, 12 juin 2014
ressuscite

Schubert. Quintette pour deux violoncelles. « La musique ressuscite ce qui n’a jamais été. »

Est-ce la première fois qu’on enfonce mot pour mot cette porte ouverte ? Je l’ignore et comme je n’aime pas usurper, je m’offre prudemment des guillemets.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 39.

David Farreny, 8 oct. 2014
perdu

Quand on dit que la vie est un drame on ne croit pas si bien dire. Le drame désigne l’action qui se déroule sur une scène, dont on devine les conséquences fatales, mais qui, jusqu’au dernier moment, demeurent inconnues. La certitude que le pire aura lieu in fine n’est pas la prescience de la façon exacte dont il se produira. Bien que prévisible et inéluctable le pire est toujours surprenant. C’est en ce sens-là que ma vie est dramatique. Au cœur de circonstances que personne ne peut affronter à ma place, qui requièrent ma force et mon discernement, je ne sais jamais où j’en suis. Je me sens perdu : à la fois désorienté et en perdition. J’ai beau trouver et me fixer des repères, je les efface à mesure que je me débats. Vaine gesticulation qui se donne des airs d’action, d’autant plus pathétique que j’en prends conscience et ne peux rien y faire. Si vivre c’est se sentir perdu, la lucidité, c’est se savoir perdu.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 36.

David Farreny, 14 mai 2024

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