giflait

Près de nous, un vieux poirier tordait sa pyramide de branches, mangées de lichens et de mousses… quelques poires y pendaient à portée de la main… une pie jacassait, ironiquement, au haut d’un châtaignier voisin… tapi derrière la bordure de buis, le chat giflait un bourdon… Le silence devenait de plus en plus pénible, pour Monsieur… Enfin, après des efforts presque douloureux, des efforts qui amenaient sur ses lèvres de grotesques grimaces, monsieur me demanda :

— Aimez-vous les poires, Célestine ?

— Oui, monsieur…

Je ne désarmais pas… Je répondais sur un ton d’indifférence hautaine. Dans la crainte d’être surpris par sa femme, il hésita quelques secondes… et soudain, comme un enfant maraudeur, il détacha une poire de l’arbre et me la donna… Ah ! Si piteusement ! Ses genoux fléchissaient… sa main tremblait…

Octave Mirbeau, Le journal d’une femme de chambre, Gallimard, p. 85.

Cécile Carret, 11 mars 2007
tard-venus

Mais justement, la vérité éventuelle de tout cela, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je ne m’intéresse à ces questions, comme Robbe-Grillet à la psychanalyse, qu’en tant qu’élément constitutif de notre paysage culturel, justement, et parce que c’est manié de toute part, partout et n’importe comment, sous couvert d’un pseudo-naturel. Prenons le rapport du récit à la castration, ou à l’œdipe. Ce sont des motifs essentiels d’Échange. Mais ils ne nous intéressent pas, Duparc et moi, pour leur éventuelle vérité. De leur vérité nous ne savons rien, et nous nous soucions peu. Je ne suis pas un intellectuel, moi. Ces choses-là ne m’intéressent qu’en tant qu’effets de sens, conventions flottantes, fond de l’air, et parce qu’elles acquièrent à l’usage une vérité fabriquée, une vérité elle-même de convention, une vérité d’usage, d’époque, de répétition. […] Mais oui, on peut très bien parler de cela, à condition que je n’aie pas l’air d’exposer là mon “dernier mot” sur la question — sur celle-là ou sur n’importe quelle autre, d’ailleurs. Je ne suis pas un type de “dernier mot”. Nous sommes des tard-venus du sens, Duparc et moi, des enfants de vieux. Nous arrivons après que tout a été dit. Je corrige, je rajoute, j’intercale, je ressasse, je change l’ordre des mots, l’ordre des lettres. J’espère ne pas être tout à fait pour rien le compatriote de Pascal : « La disposition des matières est nouvelle. » Les premiers mots de Passage étaient déjà : « Et de nouveau : »

Renaud Camus, « jeudi 18 novembre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, pp. 1261-1262.

David Farreny, 22 fév. 2008
contre-spectacle

La route traversait un marécage desséché où des tuyaux de glace sortaient tout droits de la boue gelée, pareils à des formations dans une grotte. Les restes d’un ancien feu au bord de la route. Au-delà une longue levée de ciment. Un marais d’eau morte. Des arbres morts émergeant de l’eau grise auxquels s’accrochait une mousse de tourbière grise et fossile. Les soyeuses retombées de cendre contre la bordure. Il s’appuyait au ciment rugueux du parapet. Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait. Les océans, les montagnes. L’accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d’être. L’absolue désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.

Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, pp. 399-400.

David Farreny, 18 mai 2011
pennes

je vis les noirs martinets

tourner dans un ciel d’orage

en criant criant mais n’est-

ce pas d’un sombre présage ?

au matin j’étais à Vienne

sur le Rhône un aigle noir

labourait l’air de ses pennes

pour revoir Montélimar

mais soudain il dériva

comme un cerf-volant qui casse

sa ficelle et s’en reva

vers de plus vastes espaces

William Cliff, « Montélimar », Immense existence, Gallimard, p. 41.

David Farreny, 30 mai 2011
umlaut

« Nous traversons un moment difficile, dit-il d’une voix flûtée. Difficulté de reconnaissance. Difficulté de vision. Bien, peu importe. Il faut s’attendre à ce genre de choses. Cela peut se produire quand nos instincts sont sous-développés. On s’enlise alors dans le caprice, la croyance erronée que nous avons gagné de l’importance. Cet homme, fit-il en désignant Synge de son monocle, est un génie. Vous m’entendez ?

— Oui, Mr Yeats, grommelèrent deux comédiens.

— Qu’est-il ? Dites-le tous !

— UN GÉNIE, MR YEATS.

— En effet. C’est exact. Il est notre Eschyle. Notre Ibsen. Il est l’un des Mages qui s’humilie en pénétrant dans notre étable. Nous sommes les pourceaux, les bœufs, les ruminants de son apothéose. Nous sommes les bouses dans la paille. Que sommes-nous ?

— Les bouses, Mr Yeats, répondit avec docilité un figurant.

Personne ne se retourna vers lui.

— Tout à fait. Nous sommes des détritus. Nous sommes dérisoires. Viles présences. Et vous, et vous, et vous — oui, surtout vous ! — serez bienheureusement oubliés et redevenus poussière quand l’œuvre de cet Homère sera glorifiée. Il chevauchera notre cheval ailé vers le mont Olympe tandis que… nos misérables bicyclettes rouilleront chez un brocanteur. Aucun de nous — j’ai bien dit aucun de nous — n’est digne de cirer ses richelieus. Et quand vous serez vieux, perclus de lassitude, la meilleure chose dont vous pourrez vous souvenir concernant vos existences futiles de petits colporteurs sera qu’un jour vous avez côtoyé un titan. Vous descendrez alors ce même texte, que vous souillez à présent de votre bave grégaire, de l’étagère où il aura reposé des années — des décennies, peut-être — et le foyer ancien de notre muse vous brûlera de honte car vous ne vous êtes pas agenouillés quand vous en aviez l’occasion.

— Yeats, mon vieux, je crains que vous n’alliez un peu trop…

— Silence, Synge ! »

Yeats se retourna vers les comédiens, un rictus de dérision le faisait paraître plus grand, et il passa la main dans la masse de ses cheveux.

« Pitoyables ingrats qui vous croyez déjà arrivés, poursuivit-il d’un ton terrible. Vous n’êtes que verrues sur les cuisses d’un paysan !

— Ah, là, interrompit Dossie Wright.

— Vous ne comptez pas, Wright. Vous êtes un vide, un trou sans fond. Tous autant que vous êtes, vous n’êtes qu’un surplus de population. Des Z bâtards. Des lettres non nécessaires. Sans les œuvres de ce génie, vous êtes… des umlaut ! »

Il prononça ce dernier mot avec grandeur, feignant de ne pas y trouver de plaisir.

Joseph O'Connor, « Répétition au théâtre de l’Abbaye à Dublin », Muse, Phébus, pp. 100-102.

David Farreny, 3 sept. 2011
poésie

Si la poésie n’était pas aussi exigeante vis-à-vis de son lecteur, le genre serait sans doute aussi « à la mode » que le roman ou la chanson. La poésie, même simple d’accès, citons Prévert, Sacré, Follain, Maulpoix, Rouzeau… demande un effort, un certain engagement de soi. Elle n’est pas divertissement, elle ramène par des pentes diverses au cratère d’être là. La poésie dit : qui veut aller là ? Et commencent les évitements polis et les bonnes excuses pour ne pas. Si la poésie n’est pas une machine de guerre, elle est un formidable accélérateur de conscience. Qu’est-ce que cela veut dire d’être là, maintenant, exister ? Et le poème ne répond pas à cette question, il l’acidifie.

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 177.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
beauté

Mon amie avait toujours qualifié les autres de beaux – c’était le premier être à qui, intérieurement, j’appliquais ce mot. Je n’échangeais jamais avec lui d’autres mots que ceux des saluts, des commandes et des remerciements ; il ne parlait pas aux clients, ne disait que le strict nécessaire. Sa beauté venait d’ailleurs moins de son aspect que d’une attention constante, d’une vigilance aimable. Jamais on n’avait besoin de l’appeler ni même de lever le bras : debout dans le coin le plus reculé de la salle ou du jardin, où il s’installait quand il avait un moment de liberté, et rêvant apparemment à quelque lointain, il embrassait tout le secteur du regard et suivait la moindre mimique, la prévenait même, incarnant l’image de la « prévenance » d’une autre manière que le ferait l’idéal d’un manuel de savoir-vivre. […] Curieux aussi le soin avec lequel il traitait les objets les plus ordinaires ou les plus détériorés (il n’avait pratiquement que de ceux-là à l’auberge) : la façon dont il vérifiait le parallélisme des couverts de fer-blanc, dont il essuyait le bouchon en plastique du flacon de condiment. Une fois, il se tenait debout, en fin d’après-midi, dans la pièce nue et vide, regardant, immobile, devant soi, puis il se dirigea vers une niche éloignée et eut pour la carafe qui s’y trouvait un geste tendre qui emplit d’hospitalité la maison tout entière.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 177.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
oeil

L’œil creux, la lèvre mince, violacée, trois dents grises.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 110.

Cécile Carret, 24 fév. 2014

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