tel

Tardivement, les platanes du boulevard MacDonald ont perdu toutes leurs feuilles, lesquelles se sont amoncelées ici et là en couches épaisses : ainsi le long de la grille qui sépare le trottoir nord du boulevard des voies de la gare de l’Est, près de l’entrée de la déchetterie, autour de cet objet couché de travers sur le bitume, grossièrement cylindrique, de couleur grise, de texture granuleuse, tel un pied d’éléphant au terme d’un long séjour dans le permafrost.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 194.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
dominant

Le discours dominant, au moment où il domine, perçoit toujours comme dominant le discours qui a dominé avant lui — ce qui lui permet, alors qu’il règne absolument, de s’exprimer en plus avec une constante amertume revendicatrice.

Renaud Camus, « mardi 14 décembre 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 195.

David Farreny, 8 août 2002
beaucoup

Moi, pas inquiet, je continuais à « être ». Sans plus. C’était beaucoup.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 21.

David Farreny, 21 oct. 2005
comprenez

Je restais assis comme si je n’avais pas été là.

— Tri-li-li.

Le silence, de nouveau, la prairie, l’azur, le soleil, déjà plus bas, des ombres qui s’allongeaient.

— Tri-li-li !

Mais cette fois, il y allait carrément, c’était agressif comme un signal d’assaut. Et aussitôt tomba un

— Berg !

À voix très haute, très nette… je ne pouvais pas ne pas demander ce que cela signifiait.

— Comment ?

— Berg !

— Quoi, berg ?

— Berg !

— Ah oui, vous parliez de deux juifs… C’est une histoire juive.

— Quelle histoire ? Berg ! Le berguement du berg dans le berg – vous comprenez ? – le bemberguement du bemberg…

Il ajouta d’un ton rusé :

— Tri-li-li.

Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 158.

Cécile Carret, 11 déc. 2007
sérieux

Étrange, ce gauchissement de toute formule sitôt qu’elle est confrontée avec la vie. Si grande soit-elle, une philosophie, plus elle est proche de la vie, plus son ridicule — par une sorte de feinte, de cabriole démoniaque — s’affirme considérable : on met alors droit dans le mille et il a nom « bêtise ». C’est avec effroi qu’on s’aperçoit que plus c’est sérieux, moins c’est sérieux.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, pp. 400-401.

David Farreny, 12 mars 2008
secousse

J’aimerais, une fois dans ma vie, une secousse paroxysmique.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 67.

David Farreny, 5 juil. 2009
courtes

111. Choses qui doivent être courtes

Le fil pour coudre quelque chose dont on a besoin tout de suite.

Un piédestal de lampe.

Les cheveux d’une femme de basse condition. Il est bon qu’ils soient gracieusement coupés court.

Ce que dit une jeune fille.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 238.

David Farreny, 2 juin 2011
ligne

Peu de temps auparavant, j’avais vu la fille de mon parrain – elle avait mon âge – toute nue. Elle avait un corps tout pareil au mien, mais chez elle la lisseur se continuait entre les jambes. Je trouvais cela très élégant et plus dans la ligne de la nudité que cette petite poussée de peau qui dépassait chez moi et qui ne s’associait à rien, et surtout pas à cette raideur qui le soir me venait pourtant au même endroit.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 88.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
explication

Rien n’est plus réaliste, et je veux dire pour une fois conforme à la vérité de l’expérience, que ces invraisemblables coups de théâtre, chez Proust, qui font se rejoindre, avec le temps, les mondes apparemment les plus éloignés, transformant Mme Verdurin en princesse de Guermantes, Gilberte Swann en marquise de Saint-Loup, Saint-Loup lui-même en amateur passionné de garçons, et Octave-dans-les-choux, cet imbécile, en rénovateur génial de toute la sensibilité artistique de son époque. À vieillir, c’est bien là l’une des principales consolations. On dirait même que l’on finit par avoir l’explication de tout. Mais c’est seulement lorsque l’on n’y tient plus.

Renaud Camus, « samedi 16 juillet 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 229.

David Farreny, 21 août 2011
esthétiques

J’ai continué de déjeuner avec Hélène Malebranche et les Jordan. Jordan était un homme d’allure sportive, à la mâchoire marquée, que j’ai immédiatement soupçonné de faire des randonnées dans les Alpilles. En même temps, il avait le regard très bleu, qui pouvait dire pas mal d’autres choses. Sa femme était petite, avec de beaux seins, la taille prise, elle portait une jupe en synthétique très fin qui brillait un peu. Ses yeux aussi brillaient un peu, comme si elle s’était mis des gouttes. Elle avait un nez magnifique, que j’ai regardé tout en déjeunant, je ne sais pas si elle s’en est aperçue. […]

C’est elle, Agnès Jordan, donc, qui m’a demandé combien de temps j’allais rester. Hélène, elle, se taisait, et je me suis dit que, si Malebranche ne posait pas de questions, sa femme, de son côté, était réservée ou peu liante. J’ai pensé que c’était embêtant quand on s’occupe de chambres d’hôte et j’ai répondu à Agnès Jordan que je ne savais pas exactement, tout en adressant à Hélène Malebranche un sourire embarrassé, auquel elle a répondu par un sourire pas embarrassé du tout, comme si cette question ne la concernait pas. Agnès Jordan, elle, ne savait visiblement pas quoi faire de ma réponse, et Philippe Jordan ne venait pas à son secours, non plus que moi, du reste, qui aurais pu lui demander depuis combien de temps, eux, ils étaient là, mais, pour des raisons esthétiques, disons, ça me semblait presque impossible de lui retourner une question qui reprenait la plupart des mots que contenait la sienne.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 97-98.

David Farreny, 22 sept. 2011
ineptie

L’ineptie des visages peu mûrs, la misère des faces vieillies : ne passe-t-on l’essentiel de l’existence qu’à ajouter un prologue, puis un épilogue à soi-même ?

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 230.

David Farreny, 2 avr. 2013
suie

Nous quittons Hirson pour Saint-Michel, la mort dans l’âme, pour retrouver, au collège de Saint-Michel, la même atmosphère de tristesse, de rance, de médiocrité, et ce temps qui a enduit de sa suie maints visages, et dont nous peinons à croire qu’il a façonné les nôtres de la sorte. C’est le temps retrouvé. Tout est là, décrépit, hommes et bâtiments, l’Auberge du Cheval Blanc, l’Hôtel du Nord, la gare fantôme qui évoque un peu Hiroshima, avec ses installations bombardées pendant la dernière guerre et abandonnées… « Nous n’aurions peut-être pas dû revenir », me dit Aline qui a l’estomac aussi noué que le mien. Nous faisons quelques pas, serrés l’un contre l’autre, dans un vaste champ de blé vert. Pas une âme. Vent sur les blés, campagne belle et calme qui attend l’orage du soir.

Richard Millet, « 5 juin 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024

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