contradiction

Il y a contradiction dans toute existence ; mais le désordre ne la résout pas — et l’ordre, en tout cas, la respecte.

Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 11.

David Farreny, 13 avr. 2002
beauté

Vivre dans la beauté, voilà l’exigence où nous devons nous barricader absolument ; refuser ses banlieues, leurs commodités, leurs accoutumances ; renouveler chaque fois l’expérience de l’émerveillement, de la solitude, de la nuit s’il y faut la nuit. Ne pas transiger sur ce point. Ne pas écouter la voix du bon sens, de la résignation, de la fatigue. Suivre les fleuves, se mettre à l’écoute du silence, creuser toujours davantage notre absence au monde, puisqu’elle est notre seule éternité, le seul frémissement de notre sourire, la pierre philosophale où se transmue l’instant en son essence poétique, qui est probablement de n’être rien (et nous avec lui) : une fraîcheur contre notre visage, un souffle venu de la rivière, une fallacieuse fulgurance des signes, leur évidence coite.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 300.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
exclure

Je sais à quoi je ressemble et, sans me cacher, je m’efforce d’être discret, m’exposant le moins possible, choisissant la pénombre au lieu du plein soleil. C’est pourquoi la vue d’un mongolien sur une plage ou dans un restaurant me scandalise, non parce que, trouvant plus disgracié que moi, j’aurais ainsi l’occasion d’atténuer par contraste ma laideur ou de me sentir vengé, mais parce que m’exaspère le larmoyant souci de ne pas exclure, lequel n’est que l’ancestrale peur des gueux, des réprouvés, des maudits, c’est-à-dire une manière de refuser de voir et de nommer le monde.

Richard Millet, Le goût des femmes laides, Gallimard, p. 73.

David Farreny, 24 fév. 2006
assaut

Parfois, de très grandes fatigues m’envahissent. Alors en moi l’esprit terre à terre rend son tablier. Il le plie soigneusement, le pose sur l’étagère à tabliers avec les autres, bien repassés, qui serviront plus tard, et se met en disponibilité, sachant qu’il n’est pas de taille à lutter. De très anciennes fatigues, issues intactes et parées de profondes ténèbres, fraîches comme au commencement du monde, inflexibles, chaleureuses. Elles m’enveloppent de leur vigilance, l’air absent, surgissent sans claironner. J’ai ainsi appris à être en communication muette avec les milliards de fatigues qui m’ont précédé. Cependant de ce contact inouï je ne peux rien retirer, aucun savoir, nulle connaissance. Je ne peux qu’y puiser la force d’attendre sans mourir la fin de l’assaut.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 12.

Élisabeth Mazeron, 11 oct. 2007
réalité

Ce récit, comme L’orphelin, tient de la protestation idéaliste, malgré moi. Il dénonce ce qu’il énonce, au mépris de la causalité conditionnelle qui fit de ceux dont je parle ce qu’ils furent. Ils ne pouvaient être autres. Telle était la réalité. Mais c’en était une autre, pour immatérielle et mince qu’elle fût, que le déplaisir, la crainte, l’ennui corrosif, l’animosité que j’ai gagnés à leur commerce forcé.

Pierre Bergounioux, « lundi 27 février 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 530.

David Farreny, 18 janv. 2008
fer

Or, une chose se ramène, pour l’essentiel, aux rapports qu’elle soutient avec les autres. C’est l’alternative qui nous accable ou nous réjouit, l’absence d’un terme dont on a connaissance qui nous rend gai, s’il est mauvais, et, dans le cas contraire, nous désole. Le paysage corrézien, vers 1960, perpétuait celui de la France d’Ancien Régime, à quelques inclusions près, en petit nombre et dûment circonscrites, de la réalité extérieure ou de l’âge ultérieur qui, pour le coup, se confondaient. Elles avaient, pour substance et principe, le fer.

C’étaient les rubans parallèles, luisants, jetés à travers les creux et les crêtes, les tourbières, les broussailles, et je me rappellerai toujours mes attentes anxieuses, incrédules, sous des aubettes en fibrociment plantées dans la solitude, près du ballast. Jamais un train ne desservirait ce désert. C’était ajouter à la cruauté de notre relégation, que de nous laisser croire que ces rails allaient conduire jusqu’à nous la jolie Micheline bicolore, crème et rouge cerise, ou la locomotive noire au souffle belliqueux, taurin, suivie de deux ou trois wagons vert bouteille. Le silence était si grand qu’il en devenait audible. C’est lorsqu’on avait perdu espoir, consenti à rester immobile, oublié, que la respiration détonante de la machine à vapeur ou le barrit un peu moqueur de l’autorail s’éveillait au loin, balayait la mélancolie consubstantielle au lieu, à l’heure morte dont il était la demeure.

Pierre Bergounioux, Sidérothérapie, Tarabuste, pp. 28-33.

David Farreny, 2 juin 2008
remanier

Les chambres des hôtels de congrès sont grandes et, dans les salles de bain, il y a des miroirs grossissants. Les congressistes y examinent la peau de leur visage et découvrent combien elle est impure. Ils se mettent à la nettoyer. Le soir, au premier cocktail, ils ont des taches rouges sur le nez, les joues et le front. Pour tout congressiste, la transpiration est un fardeau particulièrement gênant. Comme on se tient exclusivement dans des espaces clos, le corps n’est jamais vraiment à l’air. Une pellicule poisseuse recouvre le dos et la poitrine. La sueur a une odeur étrangère. On se douche chaque fois qu’on en trouve le temps. On est là, en caleçon, à regarder par sa fenêtre scellée les pistes d’atterrissage et les voies ferrées. Notre propre corps nous fait assez peu plaisir. Et puis ces chaussettes de congressiste ! Ces caleçons de congressiste ! Les cheveux sur notre crâne sont ternes. On peut voir à la télévision combien les jeunes dents sont bien ancrées dans les jeunes gencives. On peut y observer aussi des pénis luisants de jeunes hommes, comme ils sont enfoncés dans de juteux vagins de jeunes femmes, puis ressortis, renfoncés, ressortis, renfoncés, tandis que des gouttes tombent tout autour. Les congressistes relisent ce qu’ils ont préparé chez eux pour le dire ici. Ça leur paraît inadapté. La météo n’est pas telle qu’ils se l’étaient imaginée chez eux, l’hôtel non plus, rien dans leurs documents ne correspond à la réalité, il faudrait tout remanier.

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, pp. 236-237.

David Farreny, 11 mars 2010
rit

Son rire eût arraché comme une trombe les perruques poudrées des philosophes qui cherchent Dieu ou le big-bang dans un nuage de talc – volent aussi les feuillets de Descartes, noircis à la fumée des chandelles, ses méditations cachetées à la cire, Dino Egger rit. Son rire profite de la résonance des gouffres où il se forme pour retentir partout sous la voûte du ciel, jusque dans les provinces administrées par le bon sens populaire.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 46.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
rêveur

Le rêveur est de ceux-là, à l’évidence. Il a du mal à se faire accepter, et il faut bien reconnaître qu’il n’y met pas du sien. Sa socialisation est chaotique, douloureuse. S’étant trop attardé dans sa tour d’ivoire, il a manqué beaucoup d’épisodes, et se retrouve éternellement en porte à faux. Son en dedans, il le connaît comme sa poche, mais son en dehors, il peine à l’ajuster à celui des autres. Ses lubies et ses élucubrations embarrassent tout le monde ; il tient des propos d’une grandiloquence déplacée. Le plaisir particulier qu’il prend au simple fait d’être en vie – même s’il donne parfois une impression illusoire de neurasthénie –, l’émerveillement inépuisable que lui procure sa propre capacité à respirer, à aimer, à s’émouvoir, à penser, à créer, et même à souffrir, peuvent facilement le rendre d’une fatuité exténuante, voire d’un effarant égocentrisme, qui peuvent finir par taper sur le système des mieux disposés. Les autres, grâce à lui, se rengorgent, confortés dans leur propre sentiment de sagesse, de rectitude et de conformité. Ils pensent être comme il faut, « dans la vie ». Les imbéciles. Ils ignorent qu’ils avancent à tâtons, que ceux qu’ils croient judicieux de suivre sont aussi perdus qu’eux ; et que le rêveur, lui, comme autrefois la pythie de Delphes, sait.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 23.

Cécile Carret, 1er mai 2012
stylisation

Banque, puis cherché le magasin des poupées de wayang. Travail magnifique que la peinture vulgaire abîme ensuite. Dans la stylisation des formes il y a quelque chose qui vient de la plume, du monde des oiseaux, qui rappelle le côté échassier qu’ont si souvent les Javanais. Côté perché, distrait, ailleurs, prêt à s’envoler dans un déploiement de surfaces insoupçonnées.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 124.

Cécile Carret, 28 juin 2012
oblige

Tendance à la lecture en diagonale. Donc, qu’est-ce qu’un grand écrivain ? Quelqu’un qui m’oblige à lire ligne à ligne et mot à mot. C’est rare.

Philippe Muray, « 20 septembre 1990 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 379.

David Farreny, 29 fév. 2024

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