En 1752, le Danois Éric Pontoppidan, évêque de Bergen, publia une célèbre Histoire naturelle de Norvège, œuvre très accueillante et crédule ; dans ses pages on lit que le dos du Kraken a un mille et demi de longueur et que ses bras peuvent étreindre le plus grand navire. Le dos émerge comme une île ; Éric Pontoppidan en arrive à formuler cette règle : « Les îles flottantes sont toujours des Krakens. »
Jorge Luis Borges, Le livre des êtres imaginaires, Gallimard, p. 137.
Disons que ce que l’on appelle poème est précisément une technique linguistique de production d’un type de conscience que le spectacle du monde ne produit pas ordinairement.
Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 196.
Vivre dans la beauté, voilà l’exigence où nous devons nous barricader absolument ; refuser ses banlieues, leurs commodités, leurs accoutumances ; renouveler chaque fois l’expérience de l’émerveillement, de la solitude, de la nuit s’il y faut la nuit. Ne pas transiger sur ce point. Ne pas écouter la voix du bon sens, de la résignation, de la fatigue. Suivre les fleuves, se mettre à l’écoute du silence, creuser toujours davantage notre absence au monde, puisqu’elle est notre seule éternité, le seul frémissement de notre sourire, la pierre philosophale où se transmue l’instant en son essence poétique, qui est probablement de n’être rien (et nous avec lui) : une fraîcheur contre notre visage, un souffle venu de la rivière, une fallacieuse fulgurance des signes, leur évidence coite.
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 300.
Ah ! et tandis qu’ainsi je me débats, ma vie se poursuit, et continue comme un récit que j’écoute, et mon destin me détermine dans chaque instant (ces hauts et ces bas du moi étaient prévus de tout temps), et sans le savoir, je « fais » la maladie dont je mourrai un jour. (Ce que je fais de plus sérieux, sans doute.)
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 283.
Mieux, un groupe de Français est en train de parlementer avec le personnel de la Lufthansa, visiblement débordé. Il y a Michel, Serge, Didier, Jean-Pierre, les uns de mon âge, les autres nettement plus jeunes, tous également bruyants, volubiles, bêtes, très contents les uns des autres et chacun de soi-même. Ils sont surchargés de bagages et entendent introduire une planche à voile — « de compétition » — en cabine. Lorsque le steward allemand annonce que son propriétaire ne partira pas s’il ne se conforme pas au règlement, un des copains déclare, d’une voix ferme : « Alors, personne ne partira. » L’universalisme abstrait de la culture française.
Pierre Bergounioux, « jeudi 5 juillet 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 90-91.
Je feins le plus vif intérêt à l’interminable récit de ce raseur. J’écarquille les yeux, j’arrondis les lèvres, j’opine du chef, je lève les mains au ciel, dans l’espoir que mes expressions surjouées dignes du cinéma muet finiront en effet par le faire taire.
Éric Chevillard, « samedi 9 février 2013 », L’autofictif. 🔗
Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n’avons pas eu notre pleine mesure de vie et d’amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 9.
La nullité en orthographe peut avoir de lourdes conséquences, voyez l’ornithorynque.
Éric Chevillard, « mardi 23 février 2016 », L’autofictif. 🔗
Mais mon récit est un terrain vague sur lequel je ne sais que récolter les quelques lambeaux de ma mémoire. J’ai voulu mettre ma confiance en l’amour, moi aussi, et je suis comme un pauvre type, à l’aube, qui sort d’un casino où il a tout misé et tout perdu. Il fait froid. Je suis fatigué. Je ne possède plus rien qu’un corps éreinté, laminé, le vent souffle, je voudrais dormir mais le monde est trop bruyant. Je me souviens de l’été qui ne reviendra pas. Avoir été. Je n’ai plus qu’une chose : le récit de l’été, de l’avoir été, des lilas en fleurs et des roses, du seringat devant la fenêtre de la cuisine. Je le veux encore. Réciter, c’est-à-dire écrire sous la dictée du corps vieillissant, dont une partie se rebelle contre sa fin programmée. Comme un enfant de dix ans qui refuse de céder la place au vieillard, parce qu’il veut encore apprendre et découvrir les secrets que le monde prétend garder par devers lui. « En amour, nous ne nous rendons compte que trop tard, si un cœur ne nous était que prêté, ou nous était offert, ou bien alors sacrifié. »
On aura beau faire, on ira jusqu’à la fin. On traversera les temps inconnaissables et ceux qui remontent de la voix perdue à travers l’oubli et le désespoir. La clarinette et la flûte se croisent sans se reconnaître, comme les femmes pressées qui ont traversé notre existence : elles aussi se sont fanées, mais leurs derniers parfums sont les plus déchirants, appels désespérés et perdus dans les péripéties biologiques qui vont les étreindre et les terroriser.
Jérôme Vallet, « Terrain vague », Georges de la Fuly. 🔗
Car toute séparation est le fait de ciseaux réconciliés.
Éric Chevillard, « lundi 6 mai 2024 », L’autofictif. 🔗
L’idée sous forme brève plaît. Nombre de gens, à l’adolescence et même plus tard, éprouvent de l’attrait pour les maximes, les sentences, les pensées. Preuve en est le succès des recueils de citations. On en comprend la raison. Dans un même volume se côtoient une foultitude d’auteurs plus ou moins célèbres que l’on n’a en règle générale pas lus, mais qui, là, d’un mot, d’un paradoxe, d’une remarque, d’un trait d’humour, d’un sarcasme, d’une pointe tirés de leurs œuvres respectives, comblent l’esprit. Souvent l’amateur constitue pour soi-même, dans un cahier, un florilège plus sélectif que l’original. En recopiant tel ou tel propos, tout se passe comme s’il cherchait à participer non tant de la pensée de celui qui en est l’auteur, que de son talent d’expression. Séduit, le « recopieur » réagit davantage en écrivain qu’en philosophe. Pour le philosophe, disait Jean-François Revel, « une idée vaut d’être lue parce qu’elle est bonne », alors que pour l’écrivain « une idée est bonne parce qu’elle vaut d’être lue ». Revanche de la formule sur le traité.
Frédéric Schiffter, « préface », Philosophie sentimentale, Flammarion.