Il est reposant de rouler sur le plateau de Saclay, entre les labours et les bois défeuillés, noirs contre le ciel qui s’est éclairé, enfin, d’un bleu pâli, convalescent, où flotte le soleil falot de février.
Il fait un peu de vent. La température n’excède pas un ou deux degrés et mes vieilles cicatrices d’opération, dans la gorge, se remettent à vivre, dessinent, dans l’épaisseur de la chair, une bizarre et douloureuse géographie.
Pierre Bergounioux, « samedi 2 février 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 13.
Le faîtage du bâtiment fléchit, comme si la charpente, rongée par les vers, accablée par les ans, devait rompre. Obliquement greffée sur un angle externe du carré, une construction à claire-voie, sans étage, exhibe ses carreaux cassés. Des arbres poussent en bataille dans un réservoir à sec qui jouxte celui où l’on a cherché en vain à discerner un grouillement de carpes. L’eau qui brise sous le pont, déborde du canal et s’échevelle sur le talus infesté de broussailles, fait un aaaaahhh continuel, harassant qui couvre, à supposer qu’ils existent, les bruits qui pourraient provenir de l’édifice, chant grégorien, mugissement des bœufs, cri des limes, prière. Une chose est sûre, pourtant, une certitude se dégage de la perplexité que suscite l’endroit. C’est qu’il est d’une autre époque. Ce n’est pas seulement dans un vallon écarté qu’on s’est enfoncé mais dans les couches profondes d’une durée partout ailleurs ensevelie, détruite, qui affleure, intacte et comme irrévolue, ici.
Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 18.
Mardi – Quels fragments de paysage pourraient être transportés ailleurs, dans une ville inconnue, sans que la tricherie transparaisse ? Les immeubles et les trains ont ce matin des allures de puzzles et leurs pièces se retournent sous nos yeux. […]
Mercredi – Le bus peine à sortir de ma tête. Il fait si beau et je ne vois rien de ce que voient les voyageurs. Passons devant l’hôpital où un homme âgé, vêtu d’un pyjama à rayures, nous regarde debout du couloir, dans l’embrasure.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 27.
Aller à la fenêtre. (Ne pas presser le front contre la vitre ; ça se fait à la rigueur dans ces romans de pacotille où l’on s’agite beaucoup ; en vérité le radiateur y fait obstacle, ou aussi la longue et étroite tablette carrelée ; et d’ailleurs la susdite partie de votre anatomie rougit sous la pression et se salit, c’est tout ce qu’on obtient).
Arno Schmidt, « Sortie scolaire », Histoires, Tristram, p. 131.
Son rire eût arraché comme une trombe les perruques poudrées des philosophes qui cherchent Dieu ou le big-bang dans un nuage de talc – volent aussi les feuillets de Descartes, noircis à la fumée des chandelles, ses méditations cachetées à la cire, Dino Egger rit. Son rire profite de la résonance des gouffres où il se forme pour retentir partout sous la voûte du ciel, jusque dans les provinces administrées par le bon sens populaire.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 46.
Ici et là, derrière les palissades, des chiens aboyaient, réveillés brusquement dans cette lumière et dans cette inquiétude. Avec une rage vieille comme le monde, en écartant de biais à chaque fois leurs pattes postérieures longues et maigres, ils jappaient, lorgnant vers le haut, vers cette lune qui les rendait malades, ce fromage d’or plein de trous que, depuis des millénaires, ils auraient aimé pouvoir à pleines dents arracher du ciel. Leur fureur s’en allait mourant dans un grondement sourd.
Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 170.
Je plains beaucoup les gens qui n’ont pas fainéanté jusqu’à vingt-cinq ans, au moins périodiquement, car je suis convaincu qu’on n’emporte pas l’argent gagné dans la tombe, le temps gaspillé, si.
Franz Kafka, « lettre à Hedwig Weiler (novembre 1907) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 607.
Un soleil plus oblique, un peu pâli, mais plein de bénignité, dore sans plus les chauffer les petites avenues presque vides ; un sentiment restitué et presque cristallin de l’espace, dès qu’on sort, emplit les poumons : on dirait que chacun se déplace moins vite et avec moins de bruit, comme s’il marchait sur la pointe des pieds, dans les rues alenties de ce village de nouveau au bois dormant. La population a brusquement vieilli en même temps que la saison : plus de cris d’enfants, mais çà et là des femmes aux cheveux blancs, figées comme des statues et jusque là invisibles, que le reflux découvre et qui prennent le soleil, enveloppées de couvertures, sur les perrons et les balcons. Tout semble, maisons et gens, flotter désoccupé dans l’espace agrandi, avec cette allure engourdie et absente des groupes attardés qui regardent un coucher de soleil.
Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 185.
La nullité en orthographe peut avoir de lourdes conséquences, voyez l’ornithorynque.
Éric Chevillard, « mardi 23 février 2016 », L’autofictif. 🔗
Ce journal, malgré tout, je songe à le publier un jour. En même temps, il m’arrive d’éprouver une telle lassitude à l’égard des autres et de moi-même que je n’aspire plus qu’à voir mon nom enseveli dans l’oubli. Je sais pertinemment que je n’ai qu’un tout petit talent (j’en ai suffisamment pour moi, mais pas pour les autres) et je doute fort de pouvoir intéresser qui que ce soit à mes minables dérives sentimentales et à ma vie quotidienne de vieux garçon hypocondriaque. Ce que je suis ne me plaît guère et pourtant je me suis habitué à ma compagnie et je n’en changerais pas volontiers.
Roland Jaccard, « Ce mercredi 27 mai 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
Quittons les grands exemples. Dans ce domaine où l’indiscrétion est de règle, chacun a fait des expériences personnelles, et il est légitime de parler de soi sans nécessairement tomber dans le péché d’orgueil. Ayant eu l’avantage, comme je l’ai dit, d’être un oisif, j’ai écrit un nombre considérable de lettres. Pour la plupart, elles se sont perdues, celles de ma jeunesse surtout. Si je le déplore, ce n’est pas parce qu’elles avaient la moindre valeur objective mais parce que c’est seulement par elles que j’aurais pu retrouver celui que j’étais avant mon arrivée en France, à l’âge de vingt-six ans. L’unique moyen de reconstituer ce personnage me faisant défaut, je n’en conserve plus qu’une image abstraite. J’habitais une ville de province d’où j’écrivais à une amie de Bucarest, actrice et… métaphysicienne, de longues lettres sur ma condition de fou sans folie, qui est bien l’état de quiconque est déserté par le sommeil. Eh bien, elle devait me raconter, il y a quelques années, qu’elle avait jeté au feu, par une frousse très peu métaphysique, mes élucubrations épistolaires. Ainsi disparaissait le seul document capital sur mes années infernales. Les cinq livres que j’avais écrits en roumain à la même époque me sont plus ou moins étrangers et je les trouve à la fois vivants et illisibles. Au fond les livres sont des accidents ; les lettres, des événements : d’où leur souveraineté.
Emil Cioran, « Ouverture. Manie épistolaire », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.