comme

J’ai parlé cette semaine, au téléphone, à propos de Plieux et de ce que je souhaiterais y faire, à toutes les autorités officielles de la culture dans la région. J’ai été en rapport avec tous les bureaux. Et chaque fois, chaque fois, il m’a fallu me présenter comme un jeune homme, expliquer que j’étais écrivain, faire feu de tous mes maigres titres de notoriété (il n’y a guère que la villa Médicis qui semble établir aux yeux de ces gens que je ne suis pas quelque excité farfelu). « Pas un mot qui connaisse nos livres », comme disent mélancoliquement les Goncourt, après une rencontre avec des cousins à eux ; mais les cousins devaient connaître leur nom, au moins, tandis que moi c’est éternellement « Camus C.A.M.U.S ? », voire « C.A.M.U ? », ou bien « comme l’écrivain ? ». Si j’écrivais mon autobiographie (mais je ne fais que ça, évidemment), je pourrais l’intituler Comme l’écrivain.

Renaud Camus, « samedi 27 février 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 60.

David Farreny, 1er août 2002
dilatoires

Donc, n’importe où. N’importe où, c’eût été parfait. Dino Egger pouvait naître n’importe où – je me retiens de dresser la liste des lieux qui entrent dans cette catégorie – Aalter, Aarau, Aarschot, Aartselaar, Aba, Abadan, Abakan, Abbeville… –, on me soupçonnerait d’élaborer des stratégies dilatoires pour ne pas reprendre sérieusement mon enquête. Dino Egger pouvait naître n’importe où – Abdère, Abeokuta, Aberdeen, Abidjan, Abitibi, Abkhasie, Ablon-sur-Seine… –, nous n’aurions pas tardé à en être informés partout, aussi bien à Zwickau qu’à Zwijndrecht ou Zwolle.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 102.

Cécile Carret, 18 fév. 2011
institution

Je fis ainsi d’innombrables pages d’écriture et arrivai à quelques kilomètres d’écriture, à la plume Sergent-Major, l’« étroite » ou la « lance », plus large mais plus dangereuse à manier car on y écrasait trop facilement les pleins et faisait des déliés trop gros. Lorsque les lettres n’étaient pas convenablement formées, on devait joindre les doigts de manière à les regrouper tous autour du pouce, garder la main verticale, bras tendu, pour qu’il soit tenu plus facilement si on tentait de le retirer. Je recevais chaque fois de cinq à dix coups de règle carrée en fer sur le bout des doigts, une douleur indescriptible qui remonte le corps entier et pendant laquelle on se demande comment il se fait qu’on soit encore en vie, le pire des châtiments corporels – la badine ou les verges sont presque un plaisir en comparaison.

Ce qu’on a fait et que l’on fait encore aux enfants est difficilement imaginable. Personne ne mesurera jamais ce que peut être la souffrance d’un enfant, et ce que les adultes prennent pour une simple et juste correction est une immense tragédie qui n’a jamais été écrite, parce qu’elle est démesurée, inaccessible à toute parole, et qu’il existe bien peu de moyens de se guérir d’une telle affliction, d’une blessure de l’être même. Elle reste toujours ouverte en profondeur, en sommeil dans l’âme, prête à se raviver dans toute son ancienne intensité. Le miracle, c’est que tant d’enfants, par un moyen ou un autre, s’en soient tout de même tirés. Il est probable que bien des crimes commis en ce monde ont pour origine la souffrance toujours injustement infligée aux enfants. Mais il est aussi bien des orphelins qui découvrirent grâce aux châtiments corporels la suprême recollection, bientôt détenteurs et maîtres exclusifs d’un septième ciel, de jour en jour prolongé, affiné, illustré par l’image même de ce qu’ils subirent et différé jusqu’à l’ultime cri.

Ces coups de règle sur les doigts faisaient partie de l’arsenal quotidien de la pédagogie de l’époque, aussi bien, semble-t-il, dans l’enseignement laïque que dans l’enseignement dit « libre ». À l’école libre, dont l’institution où on m’élevait dépendait, c’était à ce point courant que cela n’était même plus de l’ordre de la punition.

Tout enfant pensionnaire de l’époque vivait dans la punition, c’était un état naturel. On était presque soulagé d’être encore puni, le temps intermédiaire n’étant que l’intervalle entre deux punitions. Lignes et punitions de tous ordres devenaient ainsi un véritable refuge dans un univers d’enfance sans recours. Le tarif variait de cent à cinq cents lignes, c’est-à-dire de cinq pages de cahier à vingt-cinq environ. Il fallait écrire autant de fois qu’il y avait de lignes « Je ne dois pas parler en classe », ou bien « Je ne dois pas sucer mon pouce », ou encore « Je dois écouter ce qu’on me dit ».

Des lignes, j’en fis des milliers, et lorsque bien plus tard je commis avec un autre pensionnaire je ne sais plus quelle faute – en tout cas, ce n’est pas ce qu’on pourrait penser –, j’en fus le seul puni (les parents de l’autre payaient mieux). Je fus condamné à faire deux mille lignes (il n’y avait déjà presque plus de restriction de papier) et on eut l’intelligence de me faire copier un texte littéraire, je ne sais plus lequel. Je copiai avec passion. Je me rendis compte alors que copier n’était ni aussi mécanique ni aussi sot qu’il y paraissait et qu’il y fallait à la fois attention et précision. J’appris ainsi, à seize ans passés, l’orthographe une fois pour toutes. Jusque-là, je faisais en général de vingt à trente fautes dans une dictée de vingt lignes.

L’agenouillement sur une règle carrée ou sur ses propres doigts était lui aussi chose courante et, quoique nous ne fussions plus guère qu’une douzaine en 1941 ou 1942, il y en avait toujours au moins un dont on voyait les semelles et qu’on entendait geindre dans un coin. La directrice, qui enseignait toutes les matières sauf les mathématiques et l’anglais, se tenait au fond de la salle, gifle prête. Comme elle portait des semelles de crêpe, on ne l’entendait jamais venir et on avait beau être sur ses gardes, la gifle n’en tombait pas moins, appliquée de toute la main un peu en creux, de sorte à bien prendre ; on en avait la tête qui bourdonnait et on voyait tout en rouge. Je ne vivais plus que bras replié, coude en avant, abritant le visage.

On m’accusait alors d’avoir « mauvais esprit » et de vouloir faire croire à tout le monde qu’on passait son temps à me gifler, et on me giflait à tour de bras pour bien m’apprendre qu’on ne me giflait pas.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 185.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
déplacement

J’ai couvert une dizaine de longueurs, que j’ai comptées, et, dès la septième, j’avais retrouvé cette sensation d’ennui caractéristique de la nage dans un espace fermé, identique, j’imagine, à celle que font naître toutes les activités qui miment le déplacement, comme le vélo d’appartement, et où la conscience aiguë d’être privé de destination se combine avec celle, plus souterraine, que le temps n’y changera rien et que par conséquent, même quand il sera écoulé, selon la limite qu’on se sera fixée, on ne sera toujours arrivé nulle part.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 121.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
perdre

Il avait à peine eu le temps de quitter la salle que Frieda avait déjà éteint la lumière et rejoint K. sous le comptoir.

« Mon chéri, mon doux chéri ! » chuchotait-elle, mais sans toucher K. d’un seul doigt.

Comme pâmée d’amour elle s’étendit sur le dos, les bras ouverts ; le temps devait paraître infini aux yeux de son amour heureux, elle soupirait une petite chanson plutôt qu’elle ne la chantait. Puis la frayeur lui donna un sursaut quand elle vit K. rester muet, tout absorbé par ses pensées, et elle se mit à le tirailler comme un enfant : « Viens, on étouffe là-dessous » ; ils s’enlacèrent, le petit corps brûlait dans les mains de K. ; dans une sorte de pâmoison dont K. cherchait à tout instant, mais vainement, à s’arracher, ils roulèrent quelques pas plus loin, heurtèrent sourdement la porte de Klamm et restèrent finalement étendus dans les flaques de bière et les autres saletés dont le sol était couvert. Des heures passèrent là, des heures d’haleines mêlées, de battements de cœur communs, des heures durant lesquelles K. ne cessa d’éprouver l’impression qu’il se perdait, qu’il s’était enfoncé si loin que nul être avant lui n’avait fait plus de chemin ; à l’étranger, dans un pays où l’air même n’avait plus rien des éléments de l’air natal, où l’on devait étouffer d’exil et où l’on ne pouvait plus rien faire, au milieu d’insanes séductions, que continuer à marcher, que continuer à se perdre.

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 534-535.

David Farreny, 22 oct. 2011
bonheur

Notre grade ne nous autorise pas à satisfaire à des demandes du genre de celles dont il s’agit dans ces cas-là, mais la présence de cette partie nocturne fait croître en quelque sorte nos pouvoirs officiels, nous promettons des choses qui ne sont pas de notre ressort, pis même, nous promettons de tenir nos promesses. La partie nous arrache, la nuit, comme le brigand au coin du bois, des sacrifices dont nous ne serions jamais capables à l’ordinaire : soit, il en va ainsi tant que le plaignant est là, tant que sa présence nous fortifie, nous contraint, nous excite ; que se passera-t-il quand il sera parti, repu, et inconscient, nous laissant seuls et sans défense en face de notre abus de pouvoir ? Je n’ose y penser. Et cependant nous sommes heureux. Ah ! que le bonheur peut ressembler au suicide !

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 763.

David Farreny, 24 oct. 2011
phrase

Aimer la littérature, c’est être persuadé qu’il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.

David Farreny, 24 mars 2012
clairière

Ni l’étude ni la sagesse ni le comble de l’art ne forment rien qui approcherait cet idéal atteint sans effort du simple fait d’être une petite fille.

Attention : je ne parle pas ici de Lolita. Je parle des petites filles, des pré-nymphettes dont le corps grêle et rond est encore dans le cocon des limbes, et qui sont si belles justement de ne pas prêter le flanc au désir, de n’être pas saccagées déjà virtuellement par le désir, de n’être pas des objets de convoitise ni davantage des corps défendant, point enfermées du coup dans la minuscule cellule du désir masculin à l’imagination si pauvre, si pauvre, qu’on dirait l’homme mû toujours par son pas militaire et que nul amour ne résiste bien longtemps à ce pilonnage répétitif supposé représenter le couronnement ou l’acmé de la rencontre entre deux êtres.

Une petite fille ! Voilà vers quel état, quelle réalisation de soi il faudrait tendre, tous autant que nous sommes : devenir des petites filles. Avec cet entrechat si particulier qui leur vient à toutes – mais d’où ? mais comment ? – quand elles courent, et que je n’ai jamais vu un garçonnet exécuter spontanément. Avec ces visages que rien ne dépare, ni la varicelle ni le rhume ni la colère ni les pleurs. Et le sommeil sur elles comme la paix sur le monde. Et le rire entier, qui prend tout leur visage – et leurs cheveux rient aussi. Aucune espèce de vulgarité ne les touche ; même quand leurs parents n’en manquent pas, elle ne les affecte en rien, les petites filles passent au travers leurs membres frêles. Elles vivent dans la clairière. Même sérieuses, appliquées, volontaires, elles ont ce menton minuscule. […] Tout ce que l’homme ingénieux et savant a bâti, rapporté à ce qu’elles sont, ne peut nous inspirer que du remords. Tout est dépravation qui n’est plus la petite fille, tout gâchis, désastre, folie, abjection.

Et voilà que ce qui était d’emblée l’accomplissement même va se défaire inexorablement !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 106.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
perspective

Aimer, c’est se placer toujours dans la perspective de la mort de l’autre.

Richard Millet, « 22 novembre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024

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