L’homme — son être essentiel — n’est qu’un point. C’est ce seul point que la Mort avale. Il doit donc veiller à ne pas être encerclé.
Henri Michaux, « Un point, c’est tout », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 431.
L’araignée royale détruit son entourage, par digestion. Et quelle digestion se préoccupe de l’histoire et des relations personnelles du digéré ? Quelle digestion prétend garder tout ça sur des tablettes ?
Henri Michaux, « La vie de l’araignée royale », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 445.
Je ne trouve rien à écrire, je ne sais que flâner autour des lignes dans la lumière de vos yeux, dans l’haleine de votre bouche, comme dans une journée radieuse, une journée qui reste radieuse même si la tête est malade, même si le cerveau est fatigué, même si je dois partir lundi par Munich.
Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 36.
Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi, quand je l’ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit à Coblentz : mal reçu des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n’y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l’épée passait par-derrière : « De trois pouces », lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. « Alors ce n’est rien », répondit Montlosier : « monsieur, retirez votre botte. »
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 400.
Retrouverions-nous son Temps, on resterait séparé de l’enfant par les dix mille virginités perdues. Rien ne sépare, n’éloigne, comme la perte de la virginité. Quoi de plus difficile que de se représenter « l’avant », tout ce qui venait « avant », non réalisé encore, tout ce qui vint pour la première fois, tout ce qui autrefois élan, appel, est devenu satisfaction, c’est-à-dire rien du tout.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 302.
Allée des orangers : les cloches dans la nuit lancent un petit espoir de convaincre, tellement dissous qu’il atteint toujours le cœur de la cible.
Gérard Pesson, « dimanche 5 janvier 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 51.
J’ai apporté à vivre beaucoup plus de nonchaloir que d’attention.
Paul Morand, « 22 octobre 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 153.
Ni vu ni connu, vous glissez-vous dans votre vie désertée ?
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 55.
Cette année 1943 est inépuisable, elle a centré ma mémoire ; année du danger extrême, elle fut aussi celle où la conscience se fit en moi définitive, immobile, implantée avec l’assurance d’elle-même, face au paysage : le mont Rochebrune, de l’autre côté du haut plateau sur la vallée, se détachait sur le soleil couchant, par grandes trouées de pentes coupées d’ombres. Face à ce paysage, presque trop bas sous le ciel immense, tout à coup, sans raison, en un saisissement soudain, cette certitude presque physique que désormais rien ne changerait plus en moi, que tel que j’étais dans ma tête, en haut de moi-même avec cette imperceptible présence continue entre les tempes, je resterais jusqu’à la fin de mes jours, coulé par hasard dans celui que j’étais et qui aurait tout aussi bien pu être n’importe qui d’autre.
Et rien n’a, en effet, changé depuis : je suis toujours là entre mes deux tempes, tel que j’étais en ce jour de 1943, sorte de constatation ininterrompue, au-dessus de laquelle se déroule tout le reste. On a tout le corps en dessous de soi et, quoi qu’on dise ou fasse, il y a cette permanente constatation vide, cet état de fait qui empêche de prendre vraiment au sérieux tout ce qui s’agite par-dessous. Rien de plus hilarant que cette présence de soi au-dessus de tout ce qu’on fait, comme une ironie dernière.
C’est un même jour qui s’est indéfiniment prolongé. Je ne serais nullement surpris de me retrouver soudant au dortoir de mon pensionnat, encore âgé de quinze ans, pris sur le fait et mentant avec cette innocence et cet aplomb irréfutables que ne savent vraiment pratiquer que les enfants cyniquement pervers et qui en ont conscience. Le Ferdydurke de Witold Gombrowicz décrit avec une extraordinaire précision et une force sans pareille l’état de choses que je tente ici de faire voir, avec dans le cas de Ferdydurke l’honnêteté en plus (il est vrai que lui n’avait rien d’autre à cacher).
Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 197.
Je suis persuadé que les magasins Lidl, Ed, Leader Price, etc., font laid exprès. Je veux dire par là qu’ils se complaisent à paraître laids. Ne pourraient-il trouver de bons graphistes pour les logos, les présentations de produits ? Bien sûr que si, d’ailleurs ce sont les mêmes graphistes qui travaillent pour les autres magasins, mais pour les enseignes discount on leur demande de faire laid, parce que laid équivaut à pas cher. Pas que le logo laid ne soit cher, le laid est aussi cher à concevoir, mais il permet de signifier aux pauvres qu’ils ont le droit d’entrer. Le directeur commercial dit aux pauvres : Regardez messieurs dames, comme mon magasin est laid ! Voyez quel manque de goût ! Comme les couleurs sont moches et criardes ! Voyez que nous faisons le maximum pour que vous vous sentiez chez vous ! Entrez sans vous soucier, les prix ont été étudiés, vous allez pouvoir consommer à votre niveau, du pauvre et du laid bien sûr, et cela vous fera plaisir, cela ira car vous pourrez vous le payer.
Le discounter est pire qu’un Turc : il touche à tous les coins de ta vie de consommateur. Il te noie et te charme de laideur. […] J’ai appris à considérer le beau comme un danger. Quand j’aperçois un produit laid, comme les yaourts 1er prix, je suis instinctivement attiré, je les mets dans mon panier avec plaisir, avec l’impression d’être à ma place. Car la laideur justifie le prix. Je passe un contrat logique avec le produit : puisqu’il est laid, je peux comprendre qu’il ne soit pas cher et reste bon. Sa laideur explique qu’il ne soit vendable au même prix que les autres yaourts. Le produit se déguise en laid, mais au fond il est l’égal des autres, voire meilleur. Voilà la trompeuse illusion qu’alimente le christianisme : les yaourts derniers, ces êtres périmés, ne seront pas forcément les premiers, c’est-à-dire les meilleurs, au ciel des parfums.
Le laid est l’intuition du pauvre. Pas qu’il soit pauvre d’ailleurs, un riche peut avoir cette intuition, comme j’ai cette intuition sans n’avoir jamais manqué de rien. Je veux dire que la part pauvre de chacun de nous a l’intuition que le laid est bon marché. Le laid est l’oasis au milieu d’un désert de produits inabordables. Le laid est l’ami du livret A.
François Beaune, Un ange noir, Verticales, pp. 203-204.
Aggravant le tourment et ne servant à rien, la pensée érigée en juge se tourmentait pour s’élever à travers les souffrances. Comme si, dans la maison qui va être définitivement la proie des flammes, le problème architectonique fondamental était posé pour la première fois.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 422-423.
Avec quel air de chiens menacés nous remontons sur le trottoir quand une voiture nous fonce dessus !
Baldomero Fernández Moreno, « Air aphoristique », Le papillon et la poutre.
Les gens nourrissent leur dépression avec toutes sortes de mensonges. La mienne se contente de la vérité.
Imre Kertész, « 1990, juin », Journal de galère, Actes Sud.