Je n’avance que d’une page et demie parce que j’évolue dans l’abstraction, l’univers raréfié des catégories.
Pierre Bergounioux, « dimanche 12 août 1990 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 917.
Tout ce qui est gratuit rend ingrat.
Stephen Smith, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Calmann-Lévy, p. 115.
Voilà qui est excellent ! Allons voir Sicelli ! Allons voir Bismarck ou l’Archimandrite de Noskokentovo pendant que j’y suis ! Car, comme l’écrivait le jeune Fédor à son frère Michel : « Dans l’ensemble, la situation n’est pas favorable. » Pourquoi donc hésiter, mon goloubtchik ? Allons voir Dieu s’il le faut avec sa gueule d’escargot ! Très certainement Il résoudra ce menu problème comme tant d’autres, et nous n’en parlerons plus.
Louis Calaferte, Septentrion, Denoël, p. 344.
Quand je n’ai pas dormi, je pose des questions à tort et à travers. J’en poserais indéfiniment : ne pas dormir c’est interroger ; si on connaissait la réponse, on dormirait.
Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 139.
My Hand delights to trace unusual Things,
And deviates from the known, and common way ;
Nor will in fading Silks compose
Faintly th’ inimitable Rose.
[Ma main s’enchante à suivre des choses singulières,
À s’écarter des voies connues et coutumières,
Et ne veut, en des soieries fanées, former,
Imprécise, l’inimitable rose.]
Anne Finch, comtesse de Winchilsea, « The spleen », Miscellany poems, on several occasions, John Barber, p. 92.
La rue est indiscutablement belle. La rue est millionnaire. Attirante. Captivante. Ensorcelante. Envoûtante. Louise tire son mari vers les images, les vitrines, les bazars, les arcades, les boulevards, les trottoirs, les éclairages, les conversations au néon, les signaux alarmants, excitants, les sémaphores insolites, les panneaux publicitaires et sensationnels. L’extravagante nuit. Comme-en-plein-jour.
Dans la rue, on croise les autres. Pressés. Inquiets. Avides. Quêtant du regard les cascades de lumière. Les yeux éblouis. Papillotants. Fascinés. Les autres. Des Fernande. Des Louise. Des Marcel. Des André.
La rue tentatrice ouverte à tous gratuitement. La rue spectacle permanent. Sans entrée. Sans sortie. Sans porte. Sans guichet. Châteaux illuminés éclatants. Châteaux du vingtième siècle. Pour les yeux éperdus d’étonnement. Ciel neuf et bariolé. À grands traits dessinés. Vite lu. Vite exploré. Ciel facile. Dans la cire molle de l’esprit paresseux, ciel facilement imprimé.
Comme de vastes écrins béants s’étalent des boulevards brillants.
Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 37.
Derrière les arbres est un autre monde,
le fleuve me porte les plaintes,
le fleuve me porte les rêves,
le fleuve se tait, quand le soir dans les forêts
je rêve du Nord…
Derrière les arbres est un autre monde,
que mon père a échangé contre deux oiseaux,
que ma mère nous a rapportés dans un panier,
que mon frère perdit dans le sommeil,
il avait sept ans et était fatigué…
Derrière les arbres est un autre monde,
une herbe qui a le goût du deuil, un soleil noir,
une lune des morts,
un rossignol, qui ne cesse de geindre
sur le pain et le vin
et le lait en grandes cruches
dans la nuit des prisonniers.
Derrière les arbres est un autre monde,
ils descendent les longs sillons
vers les villages, vers les forêts des millénaires,
demain ils s’inquiètent de moi,
de la musique de mes fêlures,
quand le blé pourrit, quand rien d’hier ne restera
de leurs chambres, sacristies et salles d’attente.
Je veux les quitter. Avec aucun
je ne veux plus parler,
ils m’ont trahi, le champ le sait, le soleil
me défendra, je sais,
je suis venu trop tard…
Derrière les arbres est un autre monde,
là-bas est une autre kermesse,
dans le chaudron des paysans nagent les morts et autour des étangs
fond doucement le lard des squelettes rouges,
là-bas nulle âme ne rêve plus de la roue du moulin,
et le vent ne comprend
que le vent…
Derrière les arbres est un autre monde,
le pays de la pourriture, le pays
des marchands,
un paysage de tombes, laisse-le derrière toi
tu anéantiras, tu dormiras cruellement
tu boiras et tu dormiras
du matin au soir et du soir au matin
et plus rien tu ne comprendras, ni le fleuve ni le deuil ;
car derrière les arbres
demain,
et derrière les collines,
demain,
est un autre monde.
Thomas Bernhard, « Derrière les arbres est un autre monde », Sur la terre comme en enfer, La Différence, pp. 25-27.
100 millions d’Américains ont pris 40 kilos pour le rôle.
Éric Chevillard, « vendredi 2 mai 2014 », L’autofictif. 🔗
Treizième arrondissement, derrière le boulevard de la Gare. Tours neuves des « résidences », enfoncées une à une dans la glaise comme les pieux d’un barrage, grues, fouilles, terrassements qui tranchent par un côté comme un massicot une colline d’une quinzaine de mètres. Tout ce dévalement morne et disgracié de la Butte-aux-Cailles vers la Seine, au-delà du vaste enclos bâti de la Salpêtrière — bizarre fief onomastique de Jeanne d’Arc : rue Lahire, rue Dunois, rue Xaintrailles, rue Richemont, rues de Reims, de Domrémy, de Patay (Gilles de Rais n’a pas la sienne) coupé en son milieu par l’énigmatique rue du Château-des-Rentiers — tout ce quartier bouleversé, éventré, rasé, hérissé de donjons de béton, évoque aujourd’hui São Paulo plus que Lutèce ; quelques fragments de sordides petites rues jamais ramonées débouchent, tranchées net comme les tronçons d’une tuyauterie oxydée, sur les terre-pleins boueux où champignonnent les casques jaunes. Aucun quartier de Paris ne connaît une mutation aussi brutale, aussi massive : c’est ici de la chirurgie lourde de greffe d’organes à côté des implants et des inlets d’une délicate prothèse dentaire.
Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 2-3.