Il n’est pas aujourd’hui, dans la commune, un habitant sur dix pour y avoir vu le jour. Cette banlieue n’est plus offerte qu’au sommeil. On s’y presse de très loin pour y dormir la vie.
Renaud Camus, L’élégie de Chamalières, P.O.L., p. 66.
L’aventure s’est délayée dans l’ennui. Voilà des semaines que la même savane austère se déroule sous mes yeux, si aride que les plantes vivantes sont peu discernables des fanes subsistant çà et là d’un campement abandonné. Les traces noircies des feux de brousse paraissent l’aboutissement naturel de cette marche unanime vers la calcination.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 381.
Est-on un pilier ou un appui pour quiconque ? Non. Quiconque croit prendre appui hors de ses propres forces, son propre recours, il va tomber. On le sait pour soi. On finit par l’apprendre. C’est lent.
François Bon, « Calcul des poutres et agrammaticalité », Tumulte, Fayard, pp. 503-504.
Le continent de l’insatiable, tu y es. De cela au moins on ne te privera pas, même indigent.
Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1051.
Les résistances qui s’opposaient à mon cheminement dans la vie portaient des noms de personnes. Je me heurtais à des visages, à des corps — à des voix, surtout, dispensatrices d’ordres, de conseils, de menaces et accablantes d’un savoir qui n’était pas le mien et fertiles en jugements péremptoires contre lesquels je n’avais que ma solitude comme puissance de désaveu. Mais tout cela, au jour le jour, dans la continuité tendue d’un temps que je m’efforçais de dominer, constituait un en-face par rapport auquel je me situais, fût-ce même par ailleurs pour louvoyer et composer à travers de misérables entreprises quotidiennes de séduction (cherchant constamment à plaire pour me concilier les puissances du jour). En cela, mon adhésion à la vie ne différait pas de ce qui se passe chez n’importe quel jeune homme passé, présent et à venir.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 45.
On enferme un peu d’espace entre des murs ; on enferme un peu d’espace dans des armoires, des placards, des tiroirs… et on vit là, blotti, frileux, confiné, ridicule, avec quelques ampoules électriques et un moteur de frigo.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 7.
J’aime les animaux, je suis connu pour cela, je serai vétérinaire quand je serai grand. Un jour, j’ai demandé à ma mère si les animaux aussi avaient un cœur qui battait comme le nôtre :
— Mais bien sûr. D’ailleurs, tu sais, nous sommes des animaux, nous aussi.
— On est des animaux ?
— Mais oui !
— On est quel animal ?
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 35.
Certains hommes se placent au-dessus de leur malheur pour rendre compte de celui des autres. Il arrive que leur roman nous donne l’idée de la vie absolue, aussi bien du voisin que de la nôtre, pendant qu’on les lit. C’est presque ça. Puis on les quitte. On ressort. Et tout recommence. Mais peut-être ont-ils tout dit. Un homme, peut-être, peut tout dire. Ça ne change rien. Voilà notre drame.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 17.
Combien de fois aurai-je regardé le jardin de mes parents (mon père mort aujourd’hui) depuis la fenêtre de la cuisine, les mains sur le radiateur : le cerisier, le tamaris, la maison de Pierre, la maison rose, le coteau, les nuages… et l’ennui insurmontable qui m’a toujours troué et raviné, sans doute ici plus qu’ailleurs où il n’y a que « le temps », vidé de tout, squelettique, hoquetant ses heures.
Jean-Pierre Georges, Jamais mieux, Tarabuste, p. 15.
Théodore le Syncelle emploie avec prédilection la clausule didactylique, cette combinaison fixe de longues et de brèves qu’on rencontre aussi en abondance chez d’autres auteurs byzantins tels que Théophylacte Simocatès ou Jean l’Aumônier. Et après tout, pourquoi pas : tout n’est-il pas louable, en un sens ? Mais pour un désespéré, la clausule didactylique n’est d’aucune utilité. Tandis que le taupicide !
Olivier Pivert, « Prose métrique et homicide de soi-même », Encyclopédie du Rien. 🔗