comme

J’ai parlé cette semaine, au téléphone, à propos de Plieux et de ce que je souhaiterais y faire, à toutes les autorités officielles de la culture dans la région. J’ai été en rapport avec tous les bureaux. Et chaque fois, chaque fois, il m’a fallu me présenter comme un jeune homme, expliquer que j’étais écrivain, faire feu de tous mes maigres titres de notoriété (il n’y a guère que la villa Médicis qui semble établir aux yeux de ces gens que je ne suis pas quelque excité farfelu). « Pas un mot qui connaisse nos livres », comme disent mélancoliquement les Goncourt, après une rencontre avec des cousins à eux ; mais les cousins devaient connaître leur nom, au moins, tandis que moi c’est éternellement « Camus C.A.M.U.S ? », voire « C.A.M.U ? », ou bien « comme l’écrivain ? ». Si j’écrivais mon autobiographie (mais je ne fais que ça, évidemment), je pourrais l’intituler Comme l’écrivain.

Renaud Camus, « samedi 27 février 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 60.

David Farreny, 1er août 2002
sincérité

Ce que j’ai fait de bien pire encore, dans ces années-là, c’est d’appeler fils de pute un camarade de classe dont la mère était notoirement entretenue. Par la suite, et chaque fois qu’il était à proximité, je traitais quiconque se trouvait là de fils de pute, pour le convaincre que ces mots n’avaient dans ma bouche aucune signification. On voit par ce récit ce qu’a de vain toute sincérité.

Renaud Camus, « lundi 28 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 96.

David Farreny, 30 juil. 2005
agrément

La musique est une pratique occulte de l’arithmétique dans laquelle l’esprit ignore qu’il compte. Car, dans les perceptions confuses ou insensibles, l’esprit fait beaucoup de choses qu’il ne peut remarquer par une aperception distincte. On se tromperait en effet en pensant que rien n’a lieu dans l’âme sans qu’elle sache elle-même qu’elle en est consciente. Donc, même si l’âme n’a pas la sensation qu’elle compte, elle ressent pourtant l’effet de ce calcul insensible, c’est-à-dire l’agrément qui en résulte dans les consonances, le désagrément dans les dissonances. Il naît en effet de l’agrément à partir de nombreuses coïncidences insensibles.

Gottfried Wilhelm Leibniz, lettre à Christian Goldbach, 17 avril 1712.

David Farreny, 8 fév. 2007
après

Je ne peux pas raconter cela… cette histoire… parce que je raconte après coup. La flèche, par exemple. Cette flèche… Cette flèche, là, pendant le dîner, n’était pas du tout plus importante que la partie d’échecs de Léon, le journal ou le thé : tout se trouvait à un même niveau, tout concourait à ce même moment, dans une sorte de concert, de bourdonnement d’essaim. Mais aujourd’hui, après coup, je sais que le plus important était cette flèche, donc dans mon récit je la mets au premier plan et, d’une masse de faits indifférenciés, je dégage la configuration du futur.

Comment ne pas raconter après coup ? Ainsi il faudrait penser que rien ne sera jamais exprimé pour de bon, restitué dans son devenir anonyme, que personne ne pourra jamais rendre le bredouillement de l’instant qui naît ; on se demande pourquoi, sortis du chaos, nous ne pourrons jamais être en contact avec lui : à peine avons-nous regardé que l’ordre naît sous notre regard… et la forme.

Peu importe. Passons.

Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 41.

Cécile Carret, 11 déc. 2007
insomnie

Je tiens la réalisation de mon vœu, plutôt décevante, comme il était à prévoir : ne souhaiter rien exprimer, souhaiter ne rien exprimer. Le lac de Caresse est une insomnie, le voir ne m’en avait nullement averti. Précisément nous ne l’avions pas vue, sinon ce peu profond étang dont le brouillard volait les bords à nu, les sèches entrailles pierreuses, ou notre insuffisant désir.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., p. 47.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
réglage

Le vent dans les peupliers, le réglage se fait de l’intérieur.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 77.

David Farreny, 27 juin 2010
nouvelle

Me voilà bientôt grande comme la girafe à laquelle je ressemble, selon papa, et la transformation commence. Je m’intéresse aux vieilles robes de ma cousine. Des tissus à fleurs avec de fines ceintures vernies et des chaussures pointues assorties qui me font mal aux orteils. Je rentre de l’école en clopinant et annonce la nouvelle. Maman ma fait « Chuuut ! » et me donne la ceinture élastique et les serviettes pour absorber le sang. Je me dis que c’est l’équivalent des journaux de papa pour son menton.

« Ne laisse pas ton père les voir », recommande-t-elle. Toujours à cacher les femmes, comme si nous étions défendues.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 239.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
chaîne

Il tourne à gauche, commence à descendre l’escalier. Fais gaffe, va pas tomber, se dit-il. Mets-toi à droite. Tiens la rampe. Tu charries. Tiens la rampe, je te dis. Y a pas de honte. Quand on a les pattes molles. C’est vrai qu’elles tremblent, se dit-il. C’est rien, la fatigue, l’émotion.

Non, non, laissez, dit-il à un petit vieux qui là-bas lui tient la porte. C’est gentil mais non, laissez. Oui, bon, je vois, bon, attendez, attendez, j’arrive.

Il arrive. Là, merci, c’est gentil, dit-il. Merci monsieur. Ainsi pourrait se former une gentille chaîne aimable d’humains se tenant par la porte, je te la tiens, tu me la tiens, ainsi de suite. Alors Bast, un peu ému, se retourne pour la tenir à quelqu’un.

Elle arrive.

Elle marche vers lui.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 59.

Cécile Carret, 4 mars 2012
réactionnaire

Ce que dit le réactionnaire n’intéresse jamais personne. Ni quand il le dit, car cela semble absurde ; ni au bout de quelques années, car cela semble évident.

Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite, p. 31.

David Farreny, 26 mai 2015
devant

À l’instant où je mourrai, au terme de quatre-vingt-dix-sept années d’existence, naîtra un virevoltant et allègre éphémère qui aura la journée devant lui.

Éric Chevillard, « mercredi 23 janvier 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 1er mars 2024

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