gourmander

La mendicité générale trouble plus profondément encore. On n’ose plus croiser un regard franchement, par pure satisfaction de prendre contact avec un autre homme, car le moindre arrêt sera interprété comme une faiblesse, une prise donnée à l’imploration de quelqu’un. Le ton du mendiant qui appelle : « sa-HIB ! » est étonnamment semblable à celui que nous employons pour gourmander un enfant : « vo-YONS ! » amplifiant la voix et baissant le ton sur la dernière syllabe, comme s’ils disaient : « Mais c’est évident, cela crève les yeux, ne suis-je pas là, à mendier devant toi, ayant de ce seul fait, sur toi, une créance ? À quoi penses-tu donc ? Où as-tu la tête ? » L’acceptation d’une situation de fait est si totale qu’elle parvient à dissoudre l’élément de supplication. Il n’y a plus que la constatation d’un état objectif, d’un rapport naturel de lui à moi, dont l’aumône devrait découler avec la même nécessité que celle unissant, dans le monde physique, les causes et les effets.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 153.

David Farreny, 29 nov. 2003
rompre

À un certain degré de détachement ou de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, l’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c’est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quand on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 34.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
capter

Il lui semblait que jamais personne ne lui avait prêté une attention aussi soutenue, aussi polie et amicale. Tout le monde s’était tu alentour. La mère de Charlotte, immobile, courbée, serrait le saladier sur son ventre, et ainsi semblait en prière, recueillie pour mieux absorber les paroles d’Herman. Un petit sourire bienveillant soulevait délicatement le coin des lèvres de Métilde. Herman exulta de se sentir pathétique : l’avait-il jamais été pour quiconque, avait-il été, seulement une fois, émouvant ? Alors la pensée de Rose devenait fort abstraite, supplantée par le plaisir intense d’attirer à lui la sympathie de ses voisines, et de capter leur esprit encore inconnu et obscur.

Marie NDiaye, Un temps de saison, Minuit, pp. 58-59.

David Farreny, 18 déc. 2005
sottise

Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1056.

David Farreny, 7 août 2006
dispersion

Les matinées de travail, les seules bonnes, qui me laissent apaisé, justifié, peuvent avoir, elles aussi, un goût amer lorsque je n’ai pas réussi à dire simplement ce qui nous hante, dans l’ombre, à vaincre l’imperfection de la vie, son trouble, sa dispersion, son inertie, l’inconstance, l’inconscience où se passent nos jours. C’est à ça que ça sert, écrire, à comprendre, à tout le moins, pourquoi ce que nous voulions et qui fut empêché, perdu, saccagé, n’a pu aboutir. Je reprendrai mercredi.

Pierre Bergounioux, « lundi 25 janvier 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 256.

David Farreny, 20 nov. 2007
honnêtement

Hier l’inspecteur du lait qui habite la chambre voisine — on ne trouve ici que du lait en poudre, il n’inspecte donc rien — est venu me proposer d’aller ensemble trouver des femmes dans une gargote des collines qu’on lui a recommandée. L’inspecteur qui a l’âge de mon père est consumé par une rêverie érotique qui ne lui laisse pas de répit. À en croire les courbes que, pour me convaincre, ses petites mains tracent dans l’air humide, ces enchanteresses rappelleraient un peu les grandes fourmis Ponérines, tailles étranglées, corselets bien garnis, fortes hanches, cuisses musclées, mâchoires d’ogresses. Pour cette sortie il avait retouché à l’encre violette ses souliers éculés et passé un pantalon de tennis à fines rayures bleues qui poche aux genoux. Dans cette ville, dit la plus vieille chronique de l’Île, il n’y avait de durs que les seins des jeunes femmes, d’ondoyants que leurs regards, de courbes que leurs sourcils, de ténébreuses que leurs nuits.

L’inspecteur a les yeux injectés par l’arak qu’il a bu la veille. Je sais bien qu’il s’agit de pauvres filles édentées, humiliées, peut-être malades ou qui n’existent que dans mon imagination. Tout de même je m’emballe. Je rêve d’yeux bordés de khôl, de voix chaudes comme des tisons contre mon oreille, de fesses de santal patinées par mille paumes rêveuses, d’une touffe brillante comme du crin, honnêtement bombée et fendue. Voilà trop longtemps que je vis seul et s’il faut retourner chez les hommes pourquoi pas par ce chemin-là ? J’ai accepté.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 105-106.

David Farreny, 18 oct. 2009
jobard

Un vaniteux béat peut être d’agréable commerce, encore qu’il parle trop de soi, mais il prête à rire : c’est un jobard : il prend pour argent comptant toutes les politesses. Frustré, il glisse à la mythomanie, il s’en conte beaucoup plus qu’on ne lui en dit ; ou alors il s’aigrit, il mijote des rancunes et des revanches qui ne sentent pas bon. De toute façon, il triche ; sa suffisance est contredite par la dépendance à laquelle il se soumet : quémandant les flatteries, il s’abaisse quand il prétend se hausser. À trop se complaire à son image, il finit par s’y enfermer ; il tombe fatalement dans l’importance qui est la véhémence de la vanité.

Simone de Beauvoir, La force des choses (I), Gallimard, p. 167.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2009
dehors

C’est cette nuit-là que je me suis dit que si je m’éloignais encore plus, alors je nous verrais du dehors, où résidait notre meilleure part, et même si ce que je découvrais de ce point de vue, se ramenait à rien, du moins posséderais-je une certitude.

Le moment était venu où je pouvais me tenir quitte des réclamations du passé lorsqu’il est resté en suspens, des vœux inconsidérés qu’ont faits les disparus. J’avais un an de plus, ou de moins, s’agissant de la vie mienne qui attendait plus bas que je la rejoigne.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 11 mai 2010
linéaires

Houellebecq hocha la tête, écartant les bras comme s’il entrait dans une transe tantrique — il était, plus probablement, ivre, et tentait d’assurer son équilibre sur le tabouret de cuisine où il s’était accroupi. Lorsqu’il reprit la parole sa voix était douce, profonde, emplie d’une émotion naïve. « Dans ma vie de consommateur », dit-il, « j’aurai connu trois produits parfaits : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les aimés, passionnément, j’aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l’usure naturelle, des produits identiques. Une relation parfaite et fidèle s’était établie, faisant de moi un consommateur heureux. Je n’étais pas absolument heureux, à tous points de vue, dans la vie, mais au moins j’avais cela : je pouvais, à intervalles réguliers, racheter une paire de mes chaussures préférées. C’est peu mais c’est beaucoup, surtout quand on a une vie intime assez pauvre. Eh bien cette joie, cette joie simple, ne m’a pas été laissée. Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée — et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n’aura vécu qu’une seule saison… » Il se mit à pleurer, lentement, à grosses gouttes, se resservit un verre de vin. « C’est brutal, vous savez, c’est terriblement brutal. Alors que les espèces animales les plus insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d’années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur est jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des responsables des lignes de produits qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui prétendent capter une attente de nouveauté chez le consommateur, qui ne font en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.

— Je comprends ce que vous voulez dire », intervint Jed, « je sais que beaucoup de gens ont eu le cœur brisé lors de l’arrêt de la fabrication du Rolleiflex double objectif. Mais peut-être alors… Peut-être faudrait-il réserver sa confiance et son amour aux produits extrêmement onéreux, bénéficiant d’un statut mythique. Je ne m’imagine pas, par exemple, Rolex arrêtant la production de l’Oyster Perpetual Day-Date.

— Vous êtes jeune… Vous êtes terriblement jeune… Rolex fera comme tous les autres. » Il se saisit de trois rondelles de chorizo, les disposa sur un bout de pain, engloutit l’ensemble, puis se resservit un verre de vin.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 170-171.

David Farreny, 12 sept. 2010
drame

Et c’est la Mer qui vint à nous sur les degrés de pierre du drame :

Avec ses Princes, ses Régents, ses Messagers vêtus d’emphase et de métal, ses grands Acteurs aux yeux crevés et ses Prophètes à la chaîne, ses Magiciennes trépignant sur leurs socques de bois, la bouche pleine de caillots noirs, et ses tributs de Vierges cheminant dans les labours de l’hymne,

Avec ses Pâtres, ses Pirates et ses Nourrices d’enfants-rois, ses vieux Nomades en exil et ses Princesses d’élégie, ses grandes Veuves silencieuses sous des cendres illustres, ses grands Usurpateurs de trônes et Fondateurs de colonies lointaines, ses Prébendiers et ses Marchands, ses grands Concessionnaires des provinces d’étain, et ses grands Sages voyageurs à dos de buffles de rizières,

Avec tout son cheptel de monstres et d’humains, ah ! tout son croît de fables immortelles, nouant à ses ruées d’esclaves et d’ilotes ses grands Bâtards divins et ses grandes filles d’Étalons — une foule en hâte se levant aux travées de l’Histoire et se portant en masse vers l’arène, dans le premier frisson du soir au parfum de fucus,

Récitation en marche vers l’Auteur et vers la bouche peinte de son masque.

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 265.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013

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