Les Norvégiens sont translucides ; exposés au soleil, ils meurent presque aussitôt.
Michel Houellebecq, Lanzarote, Flammarion, p. 18.
Chiqué et cabrioles sur escarpins glacés, l’exaltation sous-politique a permis aux plus indigents de se croire dans l’intelligence de l’histoire, avant de sombrer ou dans la syncope collective ou dans le putanat arrosé de muscadet gratuit.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 71.
Est-on un pilier ou un appui pour quiconque ? Non. Quiconque croit prendre appui hors de ses propres forces, son propre recours, il va tomber. On le sait pour soi. On finit par l’apprendre. C’est lent.
François Bon, « Calcul des poutres et agrammaticalité », Tumulte, Fayard, pp. 503-504.
Je ne sais trop où je vais mais je suppose que je m’expose, une fois encore, à croiser mes propres traces.
Pierre Bergounioux, « lundi 22 mars 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 274.
C’est sur un fond incertain, fallacieux, comme la tourbe au creux des combes, que s’avance la réalité quand, d’aventure, elle consent à se manifester et l’on tremble qu’elle ne nous quitte. On ne connaît pas vraiment la paix.
Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 46.
Et, Pierre ne voulant ni prendre l’autoroute ni traverser Agen, nous sommes rentrés par des voies intéressantes et bizarres, dont n’apparaissaient clairement dans la nuit que les noms, de sorte qu’il faudra, pour en savoir plus, retourner à Bruch, au château de Saint-Loup, à Montagnac-sur-Auvignon ou à Moncaut, comme bien sûr à tout.
Ma mère a raison : même à cent ans nous ne faisons partout que des premières visites. Vivre, c’est reconnaître le terrain dans la nuit. Et le jour où nous pourrions enfin l’éprouver à loisir et dans la lumière, il a glissé, ou bien c’est nous.
Renaud Camus, « lundi 31 décembre 2007 », Une chance pour le temps. Journal 2007, Fayard, p. 495.
Je la voyais autant dire pour la première fois, mais sa forme me pénétra d’un coup. De la nuque pâle, sous les nœuds de la lourde tresse, jusqu’aux fins talons, je devinai son corps, le parcourus, et m’en délectai comme d’une offrande personnelle. Je compris et goûtai le grand front large et les beaux yeux pleins de douceur, j’aimai le nez, la bouche aux fins coins d’ombre, et le dessin du cou, et l’équilibre superbe des épaules. Mon désir volait cet ensemble merveilleux, je ne me reconnaissais plus, j’étais évadé de moi-même.
Quelque chose de considérable venait de se produire, que j’acceptais dévotement. Le jet bref d’un regard avait mis bas tous mes calculs. Dédaigneux de la foule, dont la rumeur montait sans m’atteindre, je n’avais d’yeux que pour cette femme, et tous mes sens convergeaient vers son masque clair. Une magie insoupçonnée dénaturait mes réflexions. Je voyais choir mes fameux plans et mes risibles stratégies, et je me laissais faire, heureux, et subissais ce cher martyre, voluptueusement. Mon passé, douloureux ou puéril, mes bonheurs étriqués, mes remords, Jeanne, l’odeur cadavéreuse de ma vie, l’avenir, tout cela enfin glissait, fondait, croulait en cascade le long de mon être, comme d’un corps un linge fatigué.
Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, pp. 74-75.
La chaleur croît très vite à mesure que je descends. Je contourne Brive pour attraper l’A20, traverse la Dordogne à Souillac, oblique après Payrac pour marcher sur Gourdon. Agité par toutes sortes d’émotions contraires, le chagrin mais aussi les joies anachroniques, océaniques dont ce pays est à jamais, pour moi, la demeure. J’atteins Frayssinet-le-Gélat, poursuis en direction de Fumel, par la vallée de la Thèze, reconnais, après quatre kilomètres, La Remise et prends à droite pour traverser Cassagnes. Comme chaque fois, mon cœur s’arrête. La magique lumière de l’origine est toujours répandue sur ce hameau. Les choses inchangées, fidèles me rendent quelque chose de la foi intacte, aveugle, que je leur ai donnée, en naissant. Je tourne à l’embranchement de la maison rose, devant le petit muret arrondi de pierre sèche, qui est comme la borne de l’éternité.
Pierre Bergounioux, « lundi 5 juillet 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 495.
Contre toutes mes habitudes, je descends, à pied, jusqu’au bistro de Courcelle, acheter des cigarettes. Je songe, chemin faisant, à l’espèce de folie d’étude qui m’a pris, à l’adolescence, et ne m’a plus quitté. Il me vient, près de quarante-cinq ans plus tard, le même mécontentement extrême qu’alors de n’être pas à la tâche infinie, vitale, de clarifier l’affaire à laquelle je me trouve mêlé. Quoi ! je laisserais passer un instant sans l’employer à tenter de comprendre tel fait, petit ou grand, qui me concerne parce qu’il m’exalte ou m’accable, m’échappe, est ! Je n’aurai pas vécu.
Pierre Bergounioux, « mardi 1er juin 2010 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 1162.
Buée de buée a dit le Sage buée de buée tout
est buée
Tous les fleuves vont vers la mer et la mer
n’est pas pleine vers le lieu où vont les fleuves
là ils vont toujours
Toutes choses sont d’une lassitude nul ne saura le dire
l’œil n’en aura pas assez de voir
et l’oreille ne se remplira pas d’entendre
et tenez tout est buée et pâture
de vent.
Georges Perros, « La pointe du Raz », Papiers collés (3), Gallimard, p. 138.
Avec E. au restaurant Belvédère, près du pont de Stralau. Elle espère encore, ou feint d’espérer une issue heureuse. Bu du vin. Elle a les larmes aux yeux. Des bateaux partent pour Grünau et Schwertau. Beaucoup de monde. Musique. E. me console, bien que je ne sois pas triste, ou plutôt je suis simplement triste d’être ce que je suis et en cela je suis inconsolable.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 353.
De tous les moyens qu’utilisent nos contemporains pour nous assommer, le plus efficace est de s’étendre sur ce qu’ils font dans la vie. Ils cherchent à témoigner ainsi du fait qu’ils ont une existence sociale, qu’ils jouent un rôle dans l’économie, l’éducation, la culture, le sport, bref, que ce sont des acteurs – et cela les rassure comme des enfants qui chantent dans le noir pour conjurer leur frayeur. En attendant, ils nous assomment.
Frédéric Schiffter, « épilogue », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.