Car tous les éléments ont trouvé leur défenseur, à l’exception de la terre : celle-ci, personne ne l’a adoptée.
Aristote, De l’âme, Vrin, p. 24.
Je n’avais pas avec moi-même cette intimité caressante qui fait qu’il y a des adhérences, comme on dit en médecine, du Moi à la conscience, et qu’on craindrait, en essayant de l’en ôter, de la déchirer. Il était fort bien dehors, au contraire, il restait là, certes, mais je le regardais à travers la vitre en toute tranquillité, en toute sévérité. Longtemps j’ai cru d’ailleurs qu’on ne pouvait pas concilier l’existence d’un caractère avec la liberté de la conscience ; je pensais que le caractère n’était rien autre que le bouquet de maximes, plus morales que psychologiques, où le voisin résume son expérience de nous. La conscience-refuge restait, comme elle devait, incolore, inodore et sans saveur. C’est cette année seulement, à l’occasion de la guerre, que j’ai compris la vérité : certes le caractère ne doit pas se confondre avec toutes ces maximes-recettes des moralistes, « il est coléreux, il est paresseux, etc. », mais c’est le projet premier et libre de notre être dans le monde. […] Bref, l’existence d’une conscience-refuge me permettait de décider à mon gré du degré de sérieux qu’il convenait de prêter à la situation ; j’étais comme quelqu’un qui, dans les pires aventures, ne sent pas trop la réalité menaçante des tortures qu’on lui réserve, parce qu’il porte toujours sur lui un grain de poison foudroyant qui le délivrera avant même qu’on ne le touche.
Jean-Paul Sartre, « lundi 11 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 576.
La mort est d’un commerce embarrassant, autant le reconnaître d’emblée.
Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 172.
Au retour, nous retrouvions notre baraque chauffée à blanc par le soleil de la journée. En poussant la porte, nous retouchions terre. Le silence, l’espace, peu d’objets et qui nous tenaient tous à cœur. La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 30.
L’eau fuit avec des froissements de couleuvre, tinte, dans sa hâte, contre les pierres, écume légèrement contre sa rive, profère des paroles que j’ai failli comprendre, qu’il a tenu à un imperceptible défaut d’articulation de sa part ou d’attention de la mienne, que je n’entende. Une bouche humide a formé, à trois pas, les mots qui contenaient à n’en pas douter un grand secret. J’ai surpris la voix de la terre rêvant tout haut mais notre désaccord foncier, le mauvais vouloir, l’hostilité qu’elle nous a marqués, d’emblée, à nous qui pourtant étions ses enfants, n’a pas permis que j’en recueille le dire, que je sois introduit, trop passager, périssable, sans doute, à de profondes, d’éternelles vérités.
Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 14.
Je suis né étranger au monde et j’ai regardé, impuissant, le film de ma vie. Tombereaux d’ennui ou richesses miroitantes ?… Je ne sais toujours pas ce qui m’échut. Une seule certitude : j’ai violemment haï le travail.
Par instinct — ou par bêtise — je n’ai rien « construit ». Par facilité et paresse j’ai tout fonctionnarisé, mensualisé : santé, confort, amour, amitié, écriture. J’étais un timide, je suis devenu un tiède. Je ne sais plus ce que c’est de souffrir.
Cela en mon pouvoir je jetterais mon sexe au premier chien qui passe. Car plus qu’une complication, c’est une plaie cette guérilla avec le ventre. Installé dans la pérennité de l’attente vaine, je forme un vœu sin-cè-re : je voudrais que ma femme soit heureuse.
Jean-Pierre Georges, « Sin-cè-re », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 46.
Résumé de ma vie :
1) les Anglais sont les seuls étrangers possibles,
2) il y a encore des Anglais, mais plus d’Angleterre.
Ceci est le fruit de 70 ans d’expérience anglaise. Amen !
Paul Morand, « 15 mai 1972 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 711.
Lorsque nouvellement
Dans l’intime du cœur
Naît un désir d’amour,
Languide et las se fait sentir ensemble
Un désir de mourir :
Comment, je ne le sais, mais tel est
D’amour puissant et vrai le premier fruit.
Peut-être apeure les yeux
Ce désert : pour lui, le mortel
Désormais voit peut-être la terre
Inhabitable, sans cette
Neuve, seule, infinie
Félicité qui lui peint l’âme ;
Mais, par elle, en son cœur pressentant
La tempête, il aspire à la paix,
Aspire à jeter l’ancre,
Face au féroce désir
Qui déjà gronde et partout, partout, jette la nuit.
Giacomo Leopardi, « Amour et mort », Chants, Flammarion, p. 195.
je fume une cigarette
tout nu dans mon lit
la nuit est tombée
le réveil fait tic-tac
j’entends des pas dans l’escalier
des voix qui s’engueulent
des bruits de radio de télé
un robinet qui coule
l’amour attend blotti
dans mes deux couilles
j’ai envie de baiser ce soir
mais le téléphone sonne absent
la ville aura-t-elle
pitié de moi ?
William Cliff, Marcher au charbon, Gallimard, p. 95.
Le jardin s’agite, mais pas l’œil.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 50.
Alors qu’on voit sur Mercure, sur Vénus, des nuages, des vicissitudes atmosphériques vivantes, la Lune est dépourvue de nuages, de mers, de fleuves, et, pourtant, des nappes d’eau, des filons d’argent se laissent très bien reconnaître en elle. On voit fréquemment sur la Lune des points lumineux passagers, que l’on tient pour des éruptions volcaniques ; il faut assurément pour cela une sorte d’air, mais qui soit une atmosphère sans eau. Heim, le frère du médecin, s’est efforcé de montrer que, si l’on se représente la Terre d’avant les révolutions géologiques prouvables, elle a la figure de la Lune. La Lune est le cristal sans eau qui cherche, en quelque sorte, à s’intégrer à notre mer, à étancher la soif de sa rigidité, et, pour cette raison, provoque flux et reflux. La mer s’élève, elle est sur le point de s’enfuir vers la Lune, et la Lune est sur le point de l’attirer à elle.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 403.
Mais cette amitié ne durait que le temps de la partie ; quand elle prenait fin, chacun, sans rien faire, s’écartait de l’autre, et ceux qui rentraient chez eux étaient redevenus solitaires, simples voisins, connaissances éloignées, villageois s’identifiant surtout les uns les autres à leurs faiblesses et bizarreries respectives : le coureur de jupons, l’avare, le somnambule.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 67.
Faire un enfant pour voir. C’est ça la pulsion de fond, il n’y a pas d’autre raison. Un passage à l’acte qui épuise le sens de cet acte. On veut vérifier une hypothèse, même si on se doute que le résultat sera négatif. Personne ne croit que ça va ajouter quelque chose. Qu’on sera plus heureux, plus unis, plus comblés. Personne ne croit au fond que l’enfant sera meilleur que l’adulte. On liquide à chaque fois une hypothèse.
À hauteur d’individu, il n’y a pas de raison de faire un enfant. À hauteur d’espèce, il y a toutes les raisons. Mais est-ce que je suis l’espèce ? Est-ce que tu es l’espèce ? Est-ce que c’est l’espèce que j’aime en toi ? Ce que j’aime en toi, ce qui m’attire en toi, c’est ce qui t’extrait de l’espèce. Ce qui, comme une grâce, t’en absout. Et voilà qu’un jour tu mets en avant un instinct qui est le contraire de ce qui m’a attiré. Un instinct dont la cause est en dehors de ce que j’ai aimé.
Philippe Muray, « 28 février 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 30.