aimer

En pleine course — dans le tohu-bohu d’une partie de barres ou de tout autre jeu — je heurtai l’un de mes camarades qui courait en sens inverse et fus projeté contre un mur, si violemment que je me fendis l’arcade sourcilière jusqu’à l’os. Je restai à genoux — ou à quatre pattes — sur le gravier, tête baissée et saignant en abondance. Il paraît que je perdis connaissance, mais je n’en ai aucun souvenir et crus même, avant qu’on ne me certifiât que je m’étais évanoui, avoir gardé constamment toute ma lucidité. La muraille se trouvant à ma droite et ma tête ayant été blessée du côté gauche, je ne réalisais pas que j’avais dû pivoter sur moi-même avant d’occuper la position d’animal assommé dans laquelle je faisais de mornes réflexions. Il me sembla d’abord que la simple rencontre de mon front avec celui de mon condisciple m’avait ouvert la face ; c’est seulement plus tard qu’on me raconta que je m’étais déchiré contre une aspérité du mur, ou contre un clou planté dans ce mur. Je sentais couler mon sang ; je n’éprouvais pas la moindre douleur mais il me semblait, tant le choc avait été violent, que ma blessure était énorme et que j’étais défiguré. La première idée qui me vint fut : « Comment pourrai-je aimer ? »

Michel Leiris, L’âge d’homme, Gallimard, p. 131.

David Farreny, 1er mars 2005
diffère

Quelque chose, quelque part diffère.

Henri Michaux, « Les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 362.

David Farreny, 8 déc. 2005
réserve

Il n’y a pas grand-chose à faire. Je propose mes services à qui en veut. Justement, le service d’ordre manque de bras. Je me présente aux barrières, où l’on contrôle les vignettes. Il y a là quatre ou cinq gars, très peuple, et comme chaque fois qu’il me faut agir à la base, c’est en passant outre la réserve instinctive que m’inspirent la dégaine, le ton, les plaisanteries des camarades. C’est au nom d’une certaine morale, tout abstraite, que je les ai rejoints, à vingt ans, et il m’en coûte toujours autant de composer avec la réalité humaine qui en est porteuse. […] Deux, au moins, des gars sont de ces gens au commerce desquels je préférerais, comme Stendhal l’avoue dans son journal, la solitude du cachot, épais, au physique et au moral, hâbleurs, amis de la grasse blague et des Kronenbourg. Les autres, des métallos, ont cette allure entière, ouvrière, dans l’action et l’expression, l’affirmation de soi, à quoi s’oppose ma retenue de petit-bourgeois. Le public est à l’avenant, très populaire. Frappé du nombre et de la force des marques et stigmates corporels, mutilations et handicaps, déformations, tatouages, colifichets, maquillage. Les femmes arborent de prodigieux embonpoints, des fards agressifs, les hommes de fortes moustaches, et parlent haut. Je me surprends à adopter, malgré moi, une posture d’observation et non de participation. Tout, hormis de vastes et vagues idéaux de justice sociale, tout me sépare d’eux.

Pierre Bergounioux, « samedi 11 juin 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 213-214.

David Farreny, 14 mars 2006
affecté

Il est impossible de n’être pas affecté par ce qui n’est point nous. Des dispositions innées ou latentes nous rendent aimables des formes et des couleurs qui se recommandent, semble-t-il, par certains rapports où prédominent la régularité, le contraste, tandis que d’autres affligent cette part de nous-même qui, quoique immatérielle, n’en est pas moins très réelle et suprêmement ouverte au monde dont elle est flanquée. On peut se contenter de subir, de réagir instinctivement, fuir les aires maléficiées, rechercher les sources de quiétude, ainsi que fait, sans balancer, sans phrase ni pensée, tout ce qui vit. On peut aussi, à partir d’un certain âge, se demander, s’efforcer de porter dans cette clarté qui n’est que de nous, les agissements étranges auxquels on sacrifie aveuglément, depuis toujours.

Pierre Bergounioux, Sidérothérapie, Tarabuste, p. 27.

David Farreny, 2 juin 2008
gibets

Les maisons qui nous tournent le dos comme un jeu de dominos

nous montreront leurs jardinets au moment de quitter la ville :

des trampolines pour enfants, des gibets de basket

et une fureur d’algues verdissantes

dans la pataugeoire où un ballon dégonflé

n’est pas sans me rappeler les nymphéas de Monet à Giverny,

mouchetés de soleil. Et puis plus rien.

Le bleu du ciel, sans esprit de suite.

Deux minutes. Et ces pinces à linge sur un fil :

des guillemets enserrant l’après-midi vacante.

Patrick McGuinness, « Marbehan », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 161.

David Farreny, 10 juin 2010
rêve

Je m’installai là, dans ce rêve, dans cette ville. Il y avait des millions de maisons abandonnées, dont les portes, comme partout ailleurs, avaient servi de bois de chauffage, de sorte qu’il fallait chercher dans les recoins les moins accessibles pour trouver un logis décent. Je m’appropriai un trois-pièces en lisière des dunes rouges. L’existence se poursuivit, elle n’était ni dangereuse ni agréable. On me confia plusieurs activités indécises, des tâches sans queue ni tête, et, pour finir, on m’attribua un emploi stable près des incinérateurs. Je dis on pour donner l’impression qu’une organisation sociale était en place, mais, en réalité, j’étais seul.

Dix mois plus tard, je revis Sophie Gironde.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 193.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
engrenage

Nos poumons et nos bronches se mettent au repos – pompes sans cesse activées pour lutter contre l’asphyxie qui à chaque instant nous menace : inspiration, expiration, celle-ci suivie de funérailles. L’œuvre de Dino Egger eût brisé cet engrenage fatal, apaisé notre halètement. Nous recouvrons le calme propice aux pensées délicates, aux amples conceptions, aux affections durables. Notre cœur cependant bat toujours : c’est l’émotion.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 102.

Cécile Carret, 18 fév. 2011
esthétiques

J’ai continué de déjeuner avec Hélène Malebranche et les Jordan. Jordan était un homme d’allure sportive, à la mâchoire marquée, que j’ai immédiatement soupçonné de faire des randonnées dans les Alpilles. En même temps, il avait le regard très bleu, qui pouvait dire pas mal d’autres choses. Sa femme était petite, avec de beaux seins, la taille prise, elle portait une jupe en synthétique très fin qui brillait un peu. Ses yeux aussi brillaient un peu, comme si elle s’était mis des gouttes. Elle avait un nez magnifique, que j’ai regardé tout en déjeunant, je ne sais pas si elle s’en est aperçue. […]

C’est elle, Agnès Jordan, donc, qui m’a demandé combien de temps j’allais rester. Hélène, elle, se taisait, et je me suis dit que, si Malebranche ne posait pas de questions, sa femme, de son côté, était réservée ou peu liante. J’ai pensé que c’était embêtant quand on s’occupe de chambres d’hôte et j’ai répondu à Agnès Jordan que je ne savais pas exactement, tout en adressant à Hélène Malebranche un sourire embarrassé, auquel elle a répondu par un sourire pas embarrassé du tout, comme si cette question ne la concernait pas. Agnès Jordan, elle, ne savait visiblement pas quoi faire de ma réponse, et Philippe Jordan ne venait pas à son secours, non plus que moi, du reste, qui aurais pu lui demander depuis combien de temps, eux, ils étaient là, mais, pour des raisons esthétiques, disons, ça me semblait presque impossible de lui retourner une question qui reprenait la plupart des mots que contenait la sienne.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 97-98.

David Farreny, 22 sept. 2011
inverse

L’amour est le sens inverse de la vie. Toujours on va vers le néant.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 169.

David Farreny, 24 août 2014
manège

Quelle que soit la cause du choc violent qu’il a enduré, le mélancolique souffre d’un ralentissement de son être, infirmité handicapante pour participer pleinement au manège social, sans doute, mais propice à en contempler avec clarté et distinction les rouages, les péripéties, les ridicules, le tragique, et, parfois, à le décrire. Le joyeux, dont la conscience s’oublie dans le présent, ne peut mettre la réalité à distance de son regard alors qu’elle s’offre aux yeux du mélancolique, en proie aux instants qui s’éternisent, comme un spectacle étrange et, néanmoins, jamais surprenant.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024
fraîcheur

Nous flottons dans une langue de bas-empire, dont l’arrogante oralité a rendu en peu d’années obsolètes des siècles de rhétorique et rendu obscurs les monuments linguistiques ; nous marchons dans les décombres d’une grande civilisation dont nous devenons les Grecs et les Latins ; nous en appelons déjà aux générations à venir sans être certains que notre Antiquité sera en rien représentative ni qu’un balancier historique nous assurera que ces générations nous liront : ce qui revient dans l’éternel retour, et qui est notre seul espoir, c’est la fraîcheur du questionnement.

Richard Millet, « 5 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.

David Farreny, 7 mai 2024

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