Ce conflit consiste en ceci que la philosophie dévore la poésie. Elle se l’incorpore. Ainsi, tout en l’adorant parfois, comme Heidegger, elle l’annule. Qu’elle le sache ou non est sans pertinence.
Exemple récent, largement diffusé, c’est le moins qu’on puisse dire : Derrida. Il faudrait chercher en quoi ce mode de pensée correspond tellement à l’époque. Je crois qu’il s’inscrit dans le anything goes du pousse-moderne. Favorise, et pseudo-théorise le ludique généralisé. Ce laxisme sent.
Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, p. 53.
Ces exercices deviennent vite verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion ; les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguïtés fournissant progressivement la matière de ces coups de théâtre spéculatifs à l’ingéniosité desquels se reconnaissent les bons travaux philosophiques.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 53.
Sans doute n’est-il de mysticisme vrai que celui de l’agnostique. L’athée soustrait du vide tout un champ du possible, le croyant l’encombre d’un trop-plein qui interdit le jeu, l’errance, le labyrinthe sacré de l’incertitude. La foi n’offre d’autre vertige que la formidable indifférence de Dieu, que la religion, d’ailleurs, s’épuise à démentir pour le fidèle. À celui-là seul qui ne sait pas — et pourvu qu’il ait le courage d’explorer sans faiblir son insondable ignorance, d’en scruter tous les gouffres et d’en affronter toutes les ombres, fussent-elles dernières —, à celui-là seul est promise la pleine expérience du néant.
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 285.
Le tourisme se détruit lui-même. C’est là la règle générale.
Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 32.
En un sens, on conçoit fort bien que notre passé ne nous apparaisse point comme limité par un trait net et sans bavures — ce qui se produirait si la conscience pouvait jaillir dans le monde avant d’avoir un passé — mais qu’il se perde, au contraire, dans un obscurcissement progressif, jusqu’en des ténèbres qui pourtant sont encore nous-mêmes ; on conçoit le sens ontologique de cette solidarité choquante avec le fœtus, solidarité que nous ne pouvons ni nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus c’était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon passé. Il y a un problème métaphysique de la naissance, dans la mesure où je peux m’inquiéter de savoir comment c’est d’un tel embryon que je suis né ; et ce problème est peut-être insoluble. Mais il n’y a pas de problème ontologique : nous n’avons pas à nous demander pourquoi il peut y avoir une naissance des consciences, car la conscience ne peut s’apparaître à soi-même que comme néantisation d’en-soi, c’est-à-dire comme étant déjà née.
Jean-Paul Sartre, « Ontologie de la temporalité », L’être et le néant, Gallimard, p. 178.
Il ne m’est pas désagréable, non, de me retrouver au même point qu’hier ; cela veut aussi bien dire qu’hier contenait l’annonce d’aujourd’hui, et aujourd’hui celle de demain, et de tous les jours de ma vie. Et la nuit que j’ai passée dehors, c’est une ornière beaucoup trop creuse pour ne pas exister depuis longtemps ; voilà pourquoi je dis que je l’ai rêvée : je n’avais qu’à suivre l’ornière, comme on se laisse dormir. Je ne m’attends pas à mourir bientôt, mais je pense que je ne sortirai pas de cette ville ; elle est devenue mon jour et ma nuit ; je ne la connaîtrai peut-être jamais mieux que maintenant, où je suis immobile dans ma chambre, et pourtant j’écoute et je regarde comme si quelque chose de plus que ce que je connais pouvait m’apparaître d’un instant à l’autre.
Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 126-127.
Et même cette expérience prenait corps ; un jour de rien (où ne jouaient pas même les lumières changeantes, pas même le vent, ni le temps) c’était lui qui promettait la plénitude la plus grande. Il n’y avait rien et rien encore et toujours rien. Et ce rien et ce rien que faisaient-ils ? Ils signifiaient. Il y avait plus de choses possibles avec rien d’autre que la journée, bien, bien plus pour moi, comme pour toi.
Peter Handke, « Essai sur la journée réussie », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 175-176.
Donc rester assis. Survoler des yeux écarquillés les plates-bandes d’idées. […] Le mur blanc me regardait, comme toujours, paisiblement ; paisiblement ; — pai. Si. Blement. – – (Le gros point brillant dans la serrure de la porte, c’était le bout de la tige – de la clé ; très brillant. Brillant gênant en fait ; je décidai d’y coller demain un rond de papier.)
Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.
L’homme que j’aimais m’avait reproché un jour ma passivité supposée avec d’autres. C’était dans la cuisine, au moment du petit déjeuner, il m’a dit avoir peur de cette façon propre aux femmes en général et à moi en particulier, pensait-il, de ne pas savoir ou ne pas vouloir s’opposer au désir encombrant des hommes, de se soumettre si follement à leur demande. On dirait qu’il ne sait pas combien il est difficile de dire non, d’affronter la demande de l’autre et de la refuser – difficile et peut-être inutile. Pourquoi ne sait-il pas la nécessité parfois impérieuse de se couler dans le désir de l’autre pour mieux s’en échapper ?
Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 50.
Derrière les arbres est un autre monde,
le fleuve me porte les plaintes,
le fleuve me porte les rêves,
le fleuve se tait, quand le soir dans les forêts
je rêve du Nord…
Derrière les arbres est un autre monde,
que mon père a échangé contre deux oiseaux,
que ma mère nous a rapportés dans un panier,
que mon frère perdit dans le sommeil,
il avait sept ans et était fatigué…
Derrière les arbres est un autre monde,
une herbe qui a le goût du deuil, un soleil noir,
une lune des morts,
un rossignol, qui ne cesse de geindre
sur le pain et le vin
et le lait en grandes cruches
dans la nuit des prisonniers.
Derrière les arbres est un autre monde,
ils descendent les longs sillons
vers les villages, vers les forêts des millénaires,
demain ils s’inquiètent de moi,
de la musique de mes fêlures,
quand le blé pourrit, quand rien d’hier ne restera
de leurs chambres, sacristies et salles d’attente.
Je veux les quitter. Avec aucun
je ne veux plus parler,
ils m’ont trahi, le champ le sait, le soleil
me défendra, je sais,
je suis venu trop tard…
Derrière les arbres est un autre monde,
là-bas est une autre kermesse,
dans le chaudron des paysans nagent les morts et autour des étangs
fond doucement le lard des squelettes rouges,
là-bas nulle âme ne rêve plus de la roue du moulin,
et le vent ne comprend
que le vent…
Derrière les arbres est un autre monde,
le pays de la pourriture, le pays
des marchands,
un paysage de tombes, laisse-le derrière toi
tu anéantiras, tu dormiras cruellement
tu boiras et tu dormiras
du matin au soir et du soir au matin
et plus rien tu ne comprendras, ni le fleuve ni le deuil ;
car derrière les arbres
demain,
et derrière les collines,
demain,
est un autre monde.
Thomas Bernhard, « Derrière les arbres est un autre monde », Sur la terre comme en enfer, La Différence, pp. 25-27.
On dirait que la matière, jalouse de la vie, s’emploie à l’épier pour trouver ses points faibles et pour la punir de ses initiatives et de ses trahisons. C’est que la vie n’est vie que par infidélité à la matière.
Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1023.