Il y a contradiction dans toute existence ; mais le désordre ne la résout pas — et l’ordre, en tout cas, la respecte.
Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 11.
Il tournait toute la journée dans l’hôtel, montait et descendait sans but, tentait d’accoster Charlotte, passait du temps à se cacher de Gilbert et de la mère. Il saluait cérémonieusement les clients qu’il croisait ainsi qu’ils le faisaient eux-mêmes, pour la plupart représentants de commerce. La pluie et le froid le dissuadaient de sortir. Et il répétait avec Charlotte les propos les plus insignifiants, sans déplaisir, s’adaptant au déroulement simple de ses pensées et pressant ici ou là un morceau de sa chair, d’un geste amical. Rien ne remplissait la tranquille existence de Charlotte que les travaux domestiques, la lecture de ses revues, le service fourni au président Alfred, d’ailleurs exigeant et capricieux. Qu’avait-elle besoin d’autre chose ? Indifférente à son aspect, elle s’habillait toujours des mêmes vêtements peu seyants.
Elle charme en moi ce que j’ai de moins bon, songeait Herman, de veule et de paresseux. Les heures s’écoulent privées d’énergie et de réflexion, et tout est égal, les petites infamies ou les bons mouvements. Quel repos, oui, que cette vie-là ! Quel repos que le village !
Marie NDiaye, Un temps de saison, Minuit, pp. 85-86.
J’avais beau ne pas lui être très supérieur, il m’inspirait à la fois de la pitié et une vague répugnance ; mais la pitié de ce temps-là, demeurant sans effet, se dissipait aussitôt conçue comme fumée au vent, et laissait dans la bouche un inutile goût de faim. Comme tout le monde, sans toujours me l’avouer je cherchais à l’éviter : il était dans un état de besoin trop criant, et quiconque est dans le besoin est un peu notre créancier.
Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 8.
Mais plus que tout il voulait que son père lui pardonne. Pardonne-moi ! avait-il envie de lui dire. Te pardonner ? Grands dieux, qu’y a-t-il à pardonner ? Sur quoi, s’il arrivait à en trouver le courage, il ferait enfin des aveux complets : Pardonne-moi d’avoir méchamment, avec préméditation, rayé ton disque de la Tebaldi. Et pour bien d’autres choses encore, tant de choses qu’il me faudrait toute la journée pour les énumérer. Pour d’innombrables mesquineries. Pour le cœur mesquin qui a conçu ces méchancetés. En somme, pour tout ce que j’ai fait depuis le jour où je suis né, si bien que j’ai réussi à faire de ta vie un supplice.
Mais non, aucun indice, pas le moindre, que, durant ses absences, la voix de la Tebaldi, libérée, avait pris son envol. On aurait dit que la Tebaldi avait perdu son charme, ou bien que son père se livrait à un horrible petit jeu. Ma vie, un supplice ? Qu’est-ce qui te donne à penser que ma vie a été un supplice ? Qu’est-ce qui te donne à penser qu’il était en ton pouvoir de faire de ma vie un supplice ?
John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 299.
— Alors vous êtes un écrivain sans livre, un absent, en quelque sorte, lui a-t-elle dit en riant.
— C’est ça : un écrivain sans œuvre ; un songe ; un écrivain songé par la littérature même.
Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 174.
Oui, à quel point on se retrouve vite seul à ouvrir une porte de chambre, à ouvrir une fenêtre, à s’engager sur un chemin latéral !
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 75.
Ira-t-il jusqu’à rogner
sur ses projets ?
Il ne fait plus rien
de peur d’être distrait
de peur de louper la vie
Et ce n’est qu’acculé par les heures
se liguant puissamment contre lui
qu’il jette
son petit nuage d’encre.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 60.
« L’explication » consiste finalement à assimiler un mystère insolite à un mystère familier.
Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 38.