Ce livre-ci, ce petit livre, qui te doit de vivre un laps, si présentement tu le tiens entre tes mains, élusif lecteur (mais ton présent n’est pas le mien, il n’est même, tout au contraire, que l’un des moments de mon absence), ce livre écrit à temps perdu le long des années, durant quelques après-midi d’une saison lointaine, une ou deux matinées d’un autre été, tel soir d’un hiver en allé, il est tout creusé d’inexistence, de néant, de silence et d’oubli : simples arches jetées, sans que toujours elles se rejoignent, sur le vide des ans ; simples piliers même, éventuellement, et d’une stabilité douteuse, peut-être, et qui tous n’ont pas reçu leurs chapiteaux historiés ; simples traces sur le sol de papier, en palimpseste entre les cinéraires.
Renaud Camus, Élégies pour quelques-uns, P.O.L., p. 72.
Ce que je veux dire, c’est… enfin… gardez-vous d’ignorer que nous ne sommes que des créatures issues de la poussière. Oui, c’est peu comme encouragement, il faut bien se mettre ça dans la tête. Mais cela dit et compte tenu somme toute d’un mauvais départ, les choses pourraient être pires. Aussi je suis persuadé en ce qui me concerne que même dans une situation aussi pourrie, nous saurons nous en tirer. Vous me saisissez ?
Philip K. Dick, Le Dieu venu du Centaure, Omnibus, p. 341.
Lorsqu’on réalise que tout est vain, mais que, absurdement, on continue à aimer la vie, il faut se résoudre à faire un geste, une action. Car il vaut mieux se détruire dans la frénésie que dans la neutralité.
Emil Cioran, « La nécessité du radicalisme », Solitude et destin, Gallimard, p. 347.
Il faut s’envelopper d’une jeune femme comme les envahisseurs mongols de quartiers de bœufs.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 74.
Le monde du quelconque n’a pas cessé, n’a pu être dépassé.
Objets d’usage, dont on va changer l’usage, objets qui n’en restent pas moins objets…
Ils ont ici quitté leurs habitudes mais c’est pour entrer autrement dans l’habitude, la perpétuité du quotidien à jamais.
Inéloignables compagnons que partout on retrouve. Dieux lares devenus infirmes.
Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 708.
Autrement dit, vivre, c’est espérer vivre, c’est attendre. S’attendre à vivre.
Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 44.
Vendredi – Tapis d’Orient, paraboles, serviettes de bain, draps à carreaux. Nombreuses les fenêtres sages, mais peu sont vraiment nues.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 20.
Peut-être faut-il se sentir pauvre pour retrouver cette âme en soi, celle qui n’aime pas le vide.
Dominique de Roux, « lettre à Robert Vallery-Radot (22 novembre 1969) », Il faut partir, Fayard, p. 247.
Un dilemme dilate le temps. C’est une torture qui prend le temps de désenfouir de la conscience et d’examiner des arguments contradictoires, et de revenir sur les uns et les autres pour les renforcer.
Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, p. 16.
Le poisson rouge, à l’abri de deux fléaux majeurs : l’ennui et la rage de l’expression.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 100.
À la devanture du magasin de fournitures médicales aussi, tout étincelait. Les pinces argentées scintillaient, les gants en caoutchouc reluisaient, les tables d’opération pliantes miroitaient, et l’écorché exhibait aux regards son crâne ouvert, ses yeux de verre bleu et rouge, son cœur plein de sang, tout l’intérieur de son corps éventré, les circonvolutions des boyaux, le foie brun, la bile verte. Jamais encore ils n’avaient osé regarder. Mais à présent ils regardaient. C’était affreux, pourtant c’était intéressant.
Et quant aux autres étalages, ô combien chacun d’eux séduisait, combien tous étaient autant de messages, autant de promesses. Faites votre choix, je vous en prie, la vie elle-même offre ses biens, à vous d’acheter. Fini les vieilleries, les choses usagées, voici le neuf, les marchandises nouvelles, les porte-monnaie en soie, les mouchoirs, voici, disposées avec le meilleur goût, les piles de velours, de tissus pour robes, voici les parfums, aux flacons entourés de soieries, les cannes, les pipes, les fume-cigarettes à bout doré, les savoureux cigares.
Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 70.
Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle. Écrire dans sa propre langue, c’est d’ores et déjà se condamner, comme pour les sciences, à n’être presque pas lu ; c’est accepter la disparition de l’écrivain au sein de l’épuisement de la littérature. Rien de bien neuf, donc, sauf cet épuisement qui fait que les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres, désacralisé, instrumental, véhiculaire. Sur ce plan-là, écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir.
Richard Millet, « 6 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.