Mais mes identités me lâchent avant la fin de mes phrases.
Renaud Camus, « samedi 26 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 79.
Comme il reçoit énormément d’imperceptibles, il irradie de l’imperceptible, et sans fin, pour rien, pour personne, fait des variations.
Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 881.
San Michele. Étrange effet que de marcher sur ce sol fait presque tout entier de dalles funéraires. Ces plaques de marbre, pressées les unes contre les autres comme les pierres taillées d’un édifice, rappellent l’origine du mot « monument », le mémorial, le memini de l’esprit qui se souvient. L’exemple premier, le plus simple, le plus évident, est la pierre tombale. C’est sur les tombeaux des morts que se sont bâties les cultures.
Le vertige est ici d’autant plus fort que ces plaques sont des calcaires à gryphée, très dures, à peine entamées par les millions de pas qui se sont succédé à leur surface depuis des siècles, et l’on y distingue des fossiles, enroulés sur eux-mêmes comme de gros ressorts, qui renvoient à la machinerie inimaginable du Temps.
Jean Clair, « La première pierre », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 171.
Il est seul, debout. Le seul qui soit encore debout. Ça le change un peu. D’habitude on le range plus volontiers dans la catégorie des types à genoux.
Il est encore un peu essoufflé, un peu intimidé. Il ne regarde personne. Il sent encore sur lui comme des regards qui traînent.
Il est le type qui est monté au dernier moment. Le type qui a gêné la fermeture des portes. Malgré le signal sonore. C’est interdit. Et dangereux. Parce qu’interdit. Parce que dangereux.
Des regards de mépris, de reproche, peut-être même un peu de pitié. Rien de tout ça certainement mais en tout cas, lui, c’est ce qu’il sent. Et comme il en a plus qu’assez, d’être là, au milieu des jambes, sous les regards, il décide d’aller d’adosser.
Il y va. Il y est.
Il pose son sac entre ses pieds et s’adosse à la porte.
Puis il ose un regard. Puis un autre.
Plus personne ne fait attention à lui.
Le regretterait-il ?
Non. Mais tout à l’heure on faisait attention à lui et maintenant on ne fait plus attention à lui.
Ça peut faire mal.
Mal pour un bien puisque maintenant il peut regarder où il veut.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 50.
Aujourd’hui, il sort de la forêt de bon matin, un blaireau sur l’épaule. Il descend vers Rouen. Dans la rue, les gens se retournent sur lui : c’est un colosse, un géant. Sous sa tignasse gris-jaune, sourit une tête d’enfant à la peau bien lisse. Ses jambes sont longues et minces, il a des fesses de danseuse et le torse court, étroit et incroyablement épais. Le plus étrange chez lui, ce sont ses mains, qui au bout de jambons démesurés sont d’une telle finesse qu’elles semblent conçues pour de la dentelle. Il avance en chaloupant, et il pue.
Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 25.
Ô jardins, même pas suspendus ! Quelque part
le voyageur s’égare dans une forêt d’hommes ;
il écoute dans le ventre des employés des postes
la chanson écrémée et simple des laitières.
Mais y a-t-il encore des voyageurs, des pas
dans le sable, des touristes dévorés par des squales,
des îles ovipares où pousse l’ancolie,
des bateaux échoués sur des lithographies ?
À travers le charbon, l’essence et le pétrole
voici que le visage de l’homme s’est noirci.
Voici qu’il penche sur ses outils de travail :
le rein, le foie et le poumon.
Benjamin Fondane, « Titanic », Le mal des fantômes, Verdier, p. 108.
Afin de m’assurer que je ne suis pas une ombre, que ma vie n’est pas une illusion, je dresse à bâtons rompus la liste des faits et souvenirs marquants de mon existence avant d’admettre que rien de tout cela n’est aussi probant que le soupir qui conclut cette évocation.
Éric Chevillard, « mardi 2 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗
Aime ton prochain comme toi-même : c’est-à-dire avec une certaine honte.
José Camón Aznar, Aphorismes du solitaire.