En tout cela, les êtres de notre temps ne font que voyager sur une interminable bande de Möbius libertaire-répressive, dépourvue d’envers et d’endroit, et dont ils ne voient pas qu’ils arpentent la totalité tortueuse sans jamais changer de face.
Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 509.
Tout au long de ces poèmes, dont la suite couvre l’essentiel de notre histoire nationale, on peut reconnaître, dans un sentiment intense de familiarité, les archétypes mêmes de nos grands moments poétiques, du Moyen Âge aux surréalistes, à Éluard (à l’exception des classiques décidément étrangers à toute circulation populaire). De ce qu’on est convenu d’appeler la grande littérature, ces textes ont les audaces essentielles : le raccourci, l’irrationnel, l’aplomb d’un langage qui ne s’étonne ni ne s’émerveille jamais de lui-même et refuse la complaisance rhétorique, en bref un état merveilleux d’inéloquence que nous avions accoutumé de reconnaître comme le pouvoir des très grands auteurs. Voyez un détail, par exemple : comme la chute de tous ces poèmes est pudique, hostile au coup de trompette des clausules traditionnelles.
On aimerait imaginer une philosophie de l’histoire littéraire qui donnerait à la suite de nos poètes connus cette table de poèmes populaires comme un archétype platonicien de la poésie : nous avons bien ici une idée de la littérature, dont les belles-lettres sont comme le reflet historique. En lisant au hasard parmi les proverbes populaires qui terminent ce Trésor : Dieu mesure le vent aux brebis dépouillées, ou La clef qui sert est toujours claire, est-ce que je n’accomplis pas en moi un état d’évidence immédiate, un sentiment de nutrition, de délectation qui fondent la littérature comme une parole de délivrance et de bonheur ?
Roland Barthes, « Trésor ouvert, trésor retrouvé », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 571.
La vie est ainsi faite que, pour la supporter, il faut de temps en temps la déposer, reprendre un peu haleine, et comme se restaurer d’un léger avant-goût de la mort.
Giacomo Leopardi, « Cantique du coq sauvage », Petites œuvres morales, Allia, p. 177.
« Je découvris une chair dont la blancheur faisait penser à du lait frais. Je plongeai mon regard entre ses fesses : l’endroit exhalait comme une odeur de musc. Saisissant alors un petit flacon d’eau de roses, elle en arrosa d’abondance les deux monticules, en ayant bien soin toutefois de ne pas mouiller le minuscule trou rond. »
Wahîba, fille de ’Oumayra, de la tribu de Taghlib, dont Ahmad al-Tîfâchî, auteur tunisien du XIIIe siècle, fait cette peinture charmante du postérieur dans Les délices des cœurs, professe que « la conjonction dans le fondement est le mât qui soutient la tente de l’amour passionné ».
Claude Guillon, Le siège de l’âme. Éloge de la sodomie, Zulma, p. 100.
Un des gros problèmes que j’ai c’est avec les films étirables.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 7.
36 ans aujourd’hui, lundi de Pâques. Âge équinoxial ; maintenant mes jours vont raccourcir.
Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 20.
À une table sortie
sur le trottoir par le beau temps
tardif d’un midi d’octobre
déguster une souris d’agneau
consentant à sa chair moelleuse
tout comme à l’arrivée d’une vieille Américaine bien marinée
à la table voisine
Reconnaissant des étincelles dans mon verre des flottements d’anges
absents qui entre deux bouchées
rident l’air rayonnant
(autant que des bouts d’ailes en bois que les serveuses repêchent de l’ombre
derrière la porte du bistro pour caler notre table branlante)
D’avance jubilant de pouvoir demain au retour
à Prague dire à ses proches « hier encore sur le trottoir
inondé de soleil tardif je goûtais une souris fondante »
Petr Král, « Bonheur », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 126.
Carpes d’un or éclatant, hors de la boue, écailles d’or bordées de noir, nageoires corail, de l’art le plus fin, des couleurs les plus exquises, comme dans l’art sung. Brochets, gardons, truites ; les poissons blancs meurent vite, tournent sur le ventre immédiatement ; les carpes, vingt-quatre heures. Vent nord-ouest glacial. Grand feu de bois, bûches noires, dessous rougeoyant, le haut noyé de fumée bleue. Les camions de marchands de marée arrivent de partout, on pèse (8 F le kilo) au sortir du bac, les chalands viennent tremper leurs doigts dans un seau d’eau chaude posé sur les bûches ardentes. Les tables gluantes grattées par les palettes visqueuses, entre deux arrivées d’épuisettes, lourde chacune de 20 kg de poisson. Odeur fade du poisson d’eau douce, de la vase ; l’eau des bacs bouillonne de vie, d’écume, traversée du saut d’agonie des poissons, sillonnée d’arêtes dorsales, de nageoires roses ou noires, battant l’air. Tous les vingt hommes, dirigés par E., qui travaille de ses mains rouges, allant du canal de dérivation à l’étang qui se vide et se déverse au fond du pré. (Apremont, ce jour.)
Paul Morand, « 11 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 727.
Je me suis réveillée en sursaut. La lune tremblait à travers le grillage qui obture la fenêtre, elle était ronde et petite, d’un ivoire sordide, elle avait la fièvre, elle ne cessait de frissonner bizarrement. C’est aussi que j’ai une maladie qui affecte ma vision nocturne. J’ouvre les yeux, et, dans les images que je reçois, les taches lumineuses dérivent ou s’agitent. Aucun bruit humain ne rôdait ailleurs dans le bâtiment, ma respiration n’avait pas de compagne.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 198.
Et là, on ne m’empêchera pas de m’élever avec force contre la légèreté de cette dame, consciente ou non de son état intéressant – ô combien intéressant ! enfin quelque chose d’intéressant en ce monde, et qui intéressait l’humanité entière –, cette dame qui n’hésita pas à enfourcher une cavale fougueuse quand il s’agissait plutôt de garder précautionneusement la chambre en décrivant avec le doigt des cercles doux autour de son nombril et de se faire seconder par une matrone bâtie comme une tour pour porter sa tisane à ses lèvres ! Il s’agissait de couver Dino Egger – tout de même ! – et pour cela de se couvrir de plumes. Que lui eût-il coûté ? Quelques semaines au calme avec des livres (traités de physique et d’anatomie, auteurs grecs et latins, pour une imprégnation en douceur) et les visites d’amis (poètes, philosophes, savants, rhétoriciens, harpistes), entourée des tendres soins de son époux, et Dino Egger faisait irruption dans le monde, vigoureux garçon, frais comme l’œil – tonique ++ eût noté la sage-femme sur son carnet de santé – et montrant déjà d’exceptionnelles dispositions pour un garnement de cet âge.
Mais non ! On saute des barrières, on franchit des ruisseaux […].
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 21.
Ce matin, un instant de paix délicieuse, de chaleur, de détente, en m’éveillant. Après un moment de plaisir profond, j’ai pensé : C’est des moments comme celui-ci que quelque chose de divin, peut-être seulement d’amoureux, se manifeste, mais c’est si simple que je ne suis pas capable de le reconnaître.
Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 146.
Ils ont de ces gueules.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », « Théodore Balmoral » n° 74, printemps-été 2014, p. 76.
On nous naît, déjà pas mal, maintenant
« accouche de toi-même mais en silence ! »
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 17.