fixations

On se découvre alors des fixations farouches. Des choses ridicules — mes lunettes de lecture, un mouchoir, un certain instrument pour écrire — polarisèrent ma possessivité démente. Égarer provisoirement l’un d’eux me remplissait d’un désarroi frénétique, chacun de ces objets étant le rappel tactile d’un monde voué à bientôt s’effacer.

William Styron, Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, Gallimard, p. 91.

Guillaume Colnot, 15 mai 2002
divinité

On n’entend rien aux religions si l’on croit que l’homme fuit une divinité capricieuse, mauvaise ou même féroce, ou si l’on oublie qu’il aime la peur jusqu’à la frénésie.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 24.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
idiot

Volontaire ou non, la solitude est un état contre-nature. Imposée, elle dénote, de notre part, une inaptitude à composer, à s’ouvrir, à faire avec. Délibérée, elle couvre un refus, trahit une sécession. On ne partage pas, plus, les fondements de croyance de la communauté. L’homme est un animal politique, du social individué. Étymologiquement, l’idiot, c’est l’homme privé, solitaire. Lorsqu’on est seul à se défier du monde, c’est de soi qu’il faut se défier.

Pierre Bergounioux, « Entretien avec Thierry Bouchard », Compagnies de Pierre Bergounioux, Théodore Balmoral, p. 152.

David Farreny, 2 juin 2005
mains

Je vous attends infiniment et je serais triste de finir la journée sans vous avoir vue ; à chaque moment j’oublie une chose que je devrais vous dire.

Je vous embrasse les mains.

Rainer Maria Rilke, « mardi matin », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 25.

David Farreny, 10 fév. 2007
Parthénope

Oh vite ! les rues au bout les unes des autres, vides, luisantes, fraîches, avec des amoncellements de fleurs, déjà, aux tournants et sous les porches. Surprise ainsi, à cette heure où elle dort encore, Naples n’est plus la ville que connaissent les touristes ; c’est la Parthénope éternelle, celle de l’avenir plutôt que celle du passé, décor permanent pour les scènes de plusieurs siècles ; longues perspectives de façades jaunes, blanches, roses et gris-bleu quadrillées de vert par les volets et les persiennes, de terrasses, de cirques où la lumière est toute seule au centre de sa conquête, de colonnades, de portiques, de statues. Heure vide et comme hors du temps, heure où les palais jouissent en paix de leur ombre, qui tourne lentement à leurs pieds majestueux. Pour la ville, réduite, en cet instant, à sa réalité essentielle, ce jour n’est pas plus le 7 avril 1903 que le 7 avril 1803 ou le 7 avril 2003. Dans un moment ses passants, ses figurants d’un jour, en paraissant dans ses rues et ses places, marqueront la date exacte, l’instant qui est à eux ; mais la ville gardera, au-dessus d’eux, comme un secret, la garantie de durée qu’elle porte dans ses pierres, l’avenir qui est dans son ciment et dans ses pierres, et l’effrayante science de ses ruines futures, peut-être au fond de la mer, ou sous les flots durcis de lave, ou sous ce même ciel…

Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, pp. 661-662.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2008
topique

Mais le voyageur solitaire est un diable, et n’a droit qu’aux plus mauvaises chambres : en l’occurrence celles qui donnent sur la route qui monte au tunnel du Mont-Blanc. C’est un vacarme infernal de camions qui peinent. Je n’ai d’espoir qu’en ma fatigue.

Il faut bien le dire, Verceil craint. Y avoir vingt ans sans paradis artificiels doit être à mourir. Mais y avoir quarante ans un seul soir m’a plu, ce qui prouve bien ma perversion (topique).

Renaud Camus, « dimanche 21 décembre 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L., p. 554.

David Farreny, 19 avr. 2011
essai

En somme je ne sais rien de lui — rien de cette vie qui fut ce que sont les vies, un coup de dés, un essai pour une autre fois, une partie d’écarté. Combien parviennent à trouver, pour s’en revêtir, quelque chose qui ressemble à une forme, à une construction délibérée de la volonté, à une structure ordonnée où soit aboli le hasard, sous l’instance de la lettre, qui sait, des correspondances, de l’ailleurs en toute occurrence lové entre les arcanes de l’ici, celui-ci fût-il un tombeau ?

Renaud Camus, « 2-2-12-03-19-14-1-1-1-7 », Vaisseaux brûlés.

David Farreny, 5 mai 2012
mousse

Dans les montagnes du Centre, ces gros hôtels aux façades austères, leurs portes discrètement haussées d’insignes de clubs, derrière lesquelles on trouve une poignée de voyageurs de commerce groupés là dans la fumée des gauloises comme des cloportes sous une même mousse.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 65.

Cécile Carret, 18 juin 2012
art

La liturgie n’a jamais été que l’expression du désir d’entourer la divinité d’images qui lui ressemblent le plus possible. Rien n’était donc jamais assez précieux, la multitude et la splendeur des choses, la somptuosité des lumières, les senteurs les plus douces, les sons les plus majestueux. Quelle religion, plus habitée que la nôtre par l’idée admirable de l’Incarnation, a jamais pu à ce point favoriser les plaisirs les plus exquis des sens ? L’art en Occident est une fiction splendide que la liturgie n’a cessé de nourrir. Et l’agonie de l’art, dont nous voyons les soubresauts, n’a fait qu’accompagner le déclin de la foi. Croyant renoncer aux illusions du ciel nous nous sommes privés des merveilles de la terre.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, pp. 132-133.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
au-dessous

Je ne sais si c’est un effet subtil de lumière, un bruit vague, le souvenir d’une odeur, ou une musique résonnant sous les doigts de quelque influence extérieure, qui m’a apporté soudain, alors que je marchais en pleine rue, ces divagations que j’enregistre sans hâte, tout en m’asseyant dans un café, nonchalamment. Je ne sais trop où j’allais conduire ces pensées, ni dans quelle direction j’aurais aimé le faire. La journée est faite d’une brume légère, humide et tiède, triste sans être menaçante, monotone sans raison. Je ressens douloureusement un certain sentiment, dont j’ignore le nom ; je sens que me manque un certain argument, sur je ne sais quoi ; je n’ai pas de volonté dans les nerfs. Je me sens triste au-dessous de la conscience. Si j’écris ces lignes, à vrai dire à peine rédigées, ce n’est pas pour dire tout cela, ni même pour dire quoi que ce soit, mais uniquement pour occuper mon inattention. Je remplis peu à peu, à traits lents et mous d’un crayon émoussé (que je n’ai pas la sentimentalité de tailler), le papier blanc qui sert à envelopper les sandwiches et que l’on m’a fourni dans ce café, parce que je n’avais pas besoin d’en avoir de meilleur et que n’importe lequel pouvait convenir, pourvu qu’il fût blanc. Et je m’estime satisfait. Je m’adosse confortablement. C’est la tombée du jour, monotone et sans pluie, dans une lumière à la tonalité morose et incertaine… Et je cesse d’écrire, simplement parce que je cesse d’écrire.

Fernando Pessoa, « 8. Haussement d'épaules », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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