Là-dessus, le Père Ubu, qui n’a pas volé son repos, va essayer de dormir. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au-delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le Paradis.
Alfred Jarry, « lettre à Rachilde (28 mai 1906) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 617.
Je n’avance que d’une page et demie parce que j’évolue dans l’abstraction, l’univers raréfié des catégories.
Pierre Bergounioux, « dimanche 12 août 1990 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 917.
Tu fus telle ; sous la terre à présent,
Squelette et poudre. Sur les os et la fange,
En vain fixé dans l’immobile,
Mirant, muet, le vol des âges,
Veille seul la mémoire
Et la douleur le simulacre
De la beauté perdue. Ce doux regard
Qui fit trembler, comme aujourd’hui, ceux sur lesquels
Il s’arrêta ; ces lèvres d’où profond
Semble, comme d’une urne pleine,
Déborder le plaisir ; ce cou naguère étreint
Par le désir ; cette amoureuse main
Qui souvent, allongée,
Sentit devenir froids les doigts qu’elle serrait,
Et le sein pour lequel
Les hommes blêmissaient aux yeux de tous,
Furent un temps : à présent fange
Et ossements — dont une pierre
Cèle la vue infâme et triste.
Giacomo Leopardi, « Sur l’effigie funéraire d’une belle dame sculptée sur son tombeau », Chants, Flammarion, p. 219.
La phrase de nuit, qui débarque casquée, bottée, prête à l’assaut, n’est pas d’une fratrie nombreuse. Il faut aller quérir ses sœurs ailleurs, au plafond souvent, à la cave, car on ne peut savoir si la nébuleuse où elles prennent naissance est en nous ou au-dehors de nous — et, si c’est en nous, à quel étage, dans quel sous-sol. La psychanalyse sait. La critique littéraire aussi. Mais la poétique ne sait rien et me laisse du matin au soir ignorant comme un bœuf, tremblant comme une pythie.
Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 7.
Un matin, en entrant en classe, nous sommes quelques-uns à découvrir que nos encriers de porcelaine blanche sont brisés autour du petit champignon violet de l’encre gelée.
Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 20.
Le sapin se replante de lui-même, regagne après quelque temps sur les collines abandonnées. Le cycle est le suivant : le genêt s’installe en premier, puis dans la terre remuée, ouverte par ses racines, s’installe la graine du mélèze qui pousse sans ombre, et même en terrain sec. Lorsque le mélèze atteint 80 centimètres, la graine du sapin, ou de l’épicéa, s’installe dans son ombre, pousse – sa croissance est beaucoup plus rapide que celle du mélèze –, tue le mélèze qui avait déjà tué le genêt, et grandit. Sélection naturelle parmi les sapins, les mauvais sujets sont éliminés, les bons se développent – la fréquentation des forêts rend très sage. Certaines lois naturelles s’y expriment à un tel degré d’évidence qu’il est impossible de ruser avec les résultats.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 62.
Nos proches devraient prendre soin de mourir à un moment où nous ne traversons pas une période d’atonie. Sans quoi, quel effort pour s’intéresser à leur mésaventure !
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 944.
Bonheur simple (puis-je l’écrire sans superstition ?), cet après-midi, dans la forêt de Liffré, avec Marie jouant dans l’herbe, et Béatrice allongée non loin d’elle. Odeurs puissantes de terre, de genêt, de chênes chauffés par le soleil. Un coucou dans le lointain. Rumeur du vent dans les frondaisons hautes. Rien de plus simple que ces instants. Écrire, en comparaison, c’est se vautrer dans une soue.
Richard Millet, « 20 mai 1997 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.