tourmenté

Lorsque j’avais six ou sept ans, j’étais constamment tourmenté par un certain genre de cauchemars récurrents dans lesquels une race d’entités monstrueuses (que j’avais surnommées « les Maigres Bêtes de la Nuit » — je suis incapable de me souvenir d’où j’avais bien pu tirer ce nom…) s’attaquaient systématiquement à mon ventre (mauvaise digestion ?) pour m’emporter sur des lieues d’air noir au-dessus d’horribles cités mortes. À chaque fois, elles m’amenaient dans un vide grisâtre au fond duquel j’apercevais les sommets en aiguilles d’énormes montagnes. Puis elles me laissaient tomber… et, alors que j’étais entraîné dans un plongeon digne d’Icare, je me réveillais dans un tel état de panique que la simple idée de me rendormir me remplissait de terreur. Les « Maigres Bêtes de la Nuit » étaient des choses noires, fines et caoutchouteuses, affublées de cornes, de queues barbelées, d’ailes de chauves-souris, et totalement dépouvues de visage. De toute évidence, ces visions étaient la conséquence embrouillé des dessins de Doré (en particulier ceux illustrant Le Paradis perdu) qui me fascinaient tant lorsque j’étais éveillé. Ces choses ne parlaient pas et la seule véritable torture qu’elles m’infligeaient était l’habitude qu’elles avaient de me chatouiller l’estomac (toujours cette histoire de digestion) avant de m’emporter et de plonger en piqué avec moi. J’avais le vague sentiment qu’elles vivaient dans de noirs terriers criblant le sommet d’une haute montagne située dans un endroit inconnu. Il me semblait qu’elles arrivaient toujours par groupe de vingt-cinq ou de cinquante et qu’elles se repassaient ma personne de l’une à l’autre. Nuit après nuit, je revivais la même horreur avec quelques rares variantes sans importance… mais jamais il ne m’arriva de percuter les pics hideux avant de me réveiller.

Howard Phillips Lovecraft, Correspondance.

Guillaume Colnot, 17 juil. 2002
gourmander

La mendicité générale trouble plus profondément encore. On n’ose plus croiser un regard franchement, par pure satisfaction de prendre contact avec un autre homme, car le moindre arrêt sera interprété comme une faiblesse, une prise donnée à l’imploration de quelqu’un. Le ton du mendiant qui appelle : « sa-HIB ! » est étonnamment semblable à celui que nous employons pour gourmander un enfant : « vo-YONS ! » amplifiant la voix et baissant le ton sur la dernière syllabe, comme s’ils disaient : « Mais c’est évident, cela crève les yeux, ne suis-je pas là, à mendier devant toi, ayant de ce seul fait, sur toi, une créance ? À quoi penses-tu donc ? Où as-tu la tête ? » L’acceptation d’une situation de fait est si totale qu’elle parvient à dissoudre l’élément de supplication. Il n’y a plus que la constatation d’un état objectif, d’un rapport naturel de lui à moi, dont l’aumône devrait découler avec la même nécessité que celle unissant, dans le monde physique, les causes et les effets.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 153.

David Farreny, 29 nov. 2003
déborde

Tout va très vite. Nous ne pouvons compter ni sur les choses, ni sur les paysages, ni même sur nos attentes et nos pensées. Nous ne goûterons pas la douceur des permanences, la quiétude qui sourd de ce qui déborde et conforte notre brève saison. À peine commençait-on à se familiariser avec le visage du monde qu’il s’altère et s’évanouit. Un autre le remplace qui ne lui ressemble pas et dont on pressent, déjà, l’abolition prochaine.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 15.

David Farreny, 17 oct. 2006
nombre

Il leur a donc fallu une heure pour traverser le petit pré. Les voici, leur sang jeune a tenu bon, leurs corps excités et déjà épuisés, mais tendus par leurs plus profondes réserves vitales, ne s’inquiètent ni du sommeil ni de la nourriture dont on les a privés. Leurs visages mouillés, éclaboussés de boue, encadrés par la jugulaire, brûlent sous les casques tendus de gris et qui ont glissé en arrière. Ils sont enflammés par l’effort et la vue des pertes qu’ils ont éprouvées en traversant la forêt marécageuse. Car l’ennemi, averti de leur approche, a dirigé un feu de barrage de shrapnells et d’obus à gros calibre sur leur route, un feu qui a déjà éclaté dans leurs groupes en pleine forêt et qui fouette en piaillant, en éclaboussant et flamboyant, le vaste champ raviné.

Il faut qu’ils passent, les trois mille garçons enfiévrés venus en renfort, il faut qu’ils décident, par leurs baïonnettes, de l’issue de cet assaut contre les tranchées et les villages en flammes, derrière la ligne de collines, et qu’ils poussent l’attaque jusqu’à un point fixé par l’ordre que leur chef porte dans sa poche. Ils sont trois mille, pour qu’ils soient encore deux mille lorsqu’ils déboucheront devant les collines et les villages ; tel est le sens de leur nombre.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 815-816.

David Farreny, 16 juin 2007
printemps

Printemps difficile : je ne fais pas ma montée de sève.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 55.

David Farreny, 11 mars 2008
mignon

J’étais toqué un peu. J’étais persuadé que tout ce que je voyais se trouvait vraiment et réellement, en tout vrai mais en tout petit, dans ma tête. Si j’étais au bord de la mer, j’étais sûr que cette Méditerranée que je voyais se trouvait aussi dans ma tête, pas l’image de cette Méditerranée mais cette Méditerranée elle-même, minuscule et salée, dans ma tête, en miniature mais vraie et avec tous ses poissons, mais tout petits, avec toutes ses vagues et un petit soleil brûlant, une vraie mer avec tous ses rochers et tous ses bateaux absolument complets dans ma tête, avec charbon et matelots vivants, chaque bateau avec le même capitaine du dehors, le même capitaine mais très nain et qu’on pourrait toucher si on avait des doigts assez fins et petits. J’étais sûr que dans ma tête, cirque du monde, il y avait la terre vraie avec ses forêts, tous les chevaux de la terre mais si petits, tous les rois en chair et en os, tous les morts, tout le ciel avec ses étoiles et même Dieu extrêmement mignon.

Albert Cohen, Le livre de ma mère, Gallimard, p. 39.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
impossible

Dimanche atroce. Hier je reçois une lettre de N. : « Arrive demain… » Pas moyen de lui répondre, sinon par télégramme, et comment écrire un télégramme ? J’ai passé une mauvaise nuit, puis bien obligé d’aller la chercher à la gare, à huit heures. J’avais ma gueule impossible — impossible d’en avoir une autre — et je pensais à toute la journée qu’il faudrait passer. Je l’ai emmenée sur le port, nous avons bu du café, puis les heures avançaient quand même ; restaurant. L’après-midi, je l’ai traînée voir des amis à la Pointe du Leydé. Dès qu’elle me touchait, c’était affreux. Nous sommes revenus à cinq mètres l’un de l’autre, elle pleurant, moi sifflotant. Horrible. Enfin, à six heures, dans ma piaule, j’ai pris mon courage à deux ou trois mains, lui ai certifié que j’étais incapable d’aimer qui que ce soit, sinon n’importe qui, dans la rue, comme ça, et après bien des larmes, elle est repartie passer toute la nuit dans le train. Pauvres êtres que nous sommes.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, pp. 279-280.

David Farreny, 27 mars 2012
saisir

Nous aimions aussi créer des images, que nous nommions des modèles. C’étaient trois ou quatre phrases écrites sur un feuillet en un mètre bref. Il s’agissait de saisir en chacune d’elles un fragment de la mosaïque du monde, tout comme on sertit des pierres en un métal. Pour ces modèles aussi nous étions partis des plantes et nous revenions sans cesse à elles. C’est ainsi que nous décrivions les choses et leurs métamorphoses, du grain de sable à la falaise de marbre, et de la fugace seconde à la vaste année. Le soir venu, nous réunissions ces feuillets, et quand nous les avions lus, nous les brûlions dans la cheminée.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 32.

Cécile Carret, 27 août 2013
encore

Elle est si bien retombée en enfance, la pauvre vieille, qu’elle ne se souvient encore de rien.

Éric Chevillard, « samedi 7 janvier 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024

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