poules

Les poules ne pondent pas d’œuf. Personne ne pond. Il n’y a pas moyen. Elles les déterrent.

Henri Michaux, « En marge de Qui je fus », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 132.

David Farreny, 23 mars 2002
rêve

Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
secret

Depuis quand en va-t-il ainsi ? Depuis toujours ? Je ne sais rien de tout cela, qu’une simple amicale conversation pourrait éclairer en un tournemain ; mais précisément, tout est enveloppé de secret, de mystère, je n’ose pas poser de questions, nous nous sommes embourbés depuis des années dans tout un marais de pudeurs, de prudences, de discrétions sans cause qui empêchent entre nous toute intimité véritable. Je déteste le secret, qui me semble au monde ce qu’il y a de plus vain, de plus contraire en tout cas à la confiante étroitesse du commerce entre les êtres.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 324.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
pointage

Quel que soit le nombre de jours qui te sépare d’une chose, la chose arrive. Voilà ce qui. Ce matin. Me rend maussade. Un jour n’est rien de plus qu’un accès au jour suivant ; tu avances d’un cran dans la file d’attente. De temps en temps c’est ton tour, pour l’amour, pour l’hôpital, pour la joie ou la déconfiture, la chance ou l’accident stupide. Inutile de se réjouir ou de s’affliger, c’est le sort commun. Tu refais la queue pour autre chose. Quand tu n’acceptes pas ce pitoyable pointage, cela s’appelle le suicide. Plus jeune la pensée du suicide me rassérénait : j’étais libre puisque je pouvais me tuer. Aujourd’hui je choisis librement de pointer, car au fond l’héroïsme n’est pas mon fort.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 115.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
obscur

J’ai remarqué que les femmes qui observent les choses de près mettent les hommes mal à l’aise. À propos de Mme de Staël, Schiller écrit à Goethe : « Elle veut tout expliquer, comprendre, mesurer, elle n’accepte rien d’obscur ni d’insondable et pour elle rien n’existe qui ne puisse être éclairé par sa torche. » Et il conclut : « Elle n’a pas le moindre sens de ce que nous appelons poésie. »

Alberto Manguel, Journal d’un lecteur, Actes Sud, p. 197.

David Farreny, 13 janv. 2007
clos

Il traduit aussi le Monde, celui qui voulait s’en échapper. Qui pourrait échapper ? Le vase est clos.

Henri Michaux, « Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 3.

David Farreny, 2 avr. 2007
vivrons

D’une des étroites façades, dans cette rangée de maisons anciennes mais nullement déchues. Pourquoi, juste au passage devant cette maison, ce coup de sentiments et le progrès d’une formule ?

Il pense : « Nous vivrons… » (Un visage maigre et creusé, fin, avec un léger tic des lèvres, chevelure qui blanchit aux tempes.) « Nous vivrons… »

Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 9.

David Farreny, 7 août 2009
tare

Je vois sur ma table la photographie de l’être que j’étais à ce lever de ma vie d’homme, et, sous la toison de boucles brunes, jadis orgueil de ma mère, mais déjà bien assagies, je distingue un profil assez fin. Un front égal, un œil pâle, bien placé, mais sans éclat sous des paupières maladives, un nez court et busqué, une lèvre supérieure proéminente, où pointent les prémices d’une moustache retardataire, une bouche aux lèvres épaisses, volontiers entrouvertes sur des dents assez belles, mais écartées, et, subitement, la fuite d’un tout petit menton raté, d’un mauvais petit menton de hasard, qui entache l’ensemble et le tare de sa défaillance.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 41.

David Farreny, 13 juil. 2010
milieu

Pas de milieu : ou on est seul, abandonné, ou on est aimé, c’est-à-dire traqué, isolé, enfermé.

Paul Morand, « 11 mars 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 460.

David Farreny, 2 sept. 2010
beauté

Mon amie avait toujours qualifié les autres de beaux – c’était le premier être à qui, intérieurement, j’appliquais ce mot. Je n’échangeais jamais avec lui d’autres mots que ceux des saluts, des commandes et des remerciements ; il ne parlait pas aux clients, ne disait que le strict nécessaire. Sa beauté venait d’ailleurs moins de son aspect que d’une attention constante, d’une vigilance aimable. Jamais on n’avait besoin de l’appeler ni même de lever le bras : debout dans le coin le plus reculé de la salle ou du jardin, où il s’installait quand il avait un moment de liberté, et rêvant apparemment à quelque lointain, il embrassait tout le secteur du regard et suivait la moindre mimique, la prévenait même, incarnant l’image de la « prévenance » d’une autre manière que le ferait l’idéal d’un manuel de savoir-vivre. […] Curieux aussi le soin avec lequel il traitait les objets les plus ordinaires ou les plus détériorés (il n’avait pratiquement que de ceux-là à l’auberge) : la façon dont il vérifiait le parallélisme des couverts de fer-blanc, dont il essuyait le bouchon en plastique du flacon de condiment. Une fois, il se tenait debout, en fin d’après-midi, dans la pièce nue et vide, regardant, immobile, devant soi, puis il se dirigea vers une niche éloignée et eut pour la carafe qui s’y trouvait un geste tendre qui emplit d’hospitalité la maison tout entière.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 177.

Cécile Carret, 21 sept. 2013

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