bataille

La veille de la bataille, tandis que Napoléon, de son côté, grignotait une poitrine de mouton arrosée d’un demi-verre de Chambertin, je constatai quant à moi que le distributeur automatique de plats chauds installé dans le hall de l’hôtel Formule 1 était en panne, et que pour obtenir le cassoulet sur lequel j’avais jeté mon dévolu, il me faudrait ressortir et marcher jusqu’à la réception de l’hôtel Etap, laquelle disposait en principe d’un appareil du même type. En fin de compte, je ne dînai pas (même si je savais, par la littérature, que c’est à sa capacité de se restaurer normalement, à la veille d’une bataille ou de son exécution capitale, qu’on reconnaît l’homme de caractère).

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 105.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
tourmenté

Lorsque j’avais six ou sept ans, j’étais constamment tourmenté par un certain genre de cauchemars récurrents dans lesquels une race d’entités monstrueuses (que j’avais surnommées « les Maigres Bêtes de la Nuit » — je suis incapable de me souvenir d’où j’avais bien pu tirer ce nom…) s’attaquaient systématiquement à mon ventre (mauvaise digestion ?) pour m’emporter sur des lieues d’air noir au-dessus d’horribles cités mortes. À chaque fois, elles m’amenaient dans un vide grisâtre au fond duquel j’apercevais les sommets en aiguilles d’énormes montagnes. Puis elles me laissaient tomber… et, alors que j’étais entraîné dans un plongeon digne d’Icare, je me réveillais dans un tel état de panique que la simple idée de me rendormir me remplissait de terreur. Les « Maigres Bêtes de la Nuit » étaient des choses noires, fines et caoutchouteuses, affublées de cornes, de queues barbelées, d’ailes de chauves-souris, et totalement dépouvues de visage. De toute évidence, ces visions étaient la conséquence embrouillé des dessins de Doré (en particulier ceux illustrant Le Paradis perdu) qui me fascinaient tant lorsque j’étais éveillé. Ces choses ne parlaient pas et la seule véritable torture qu’elles m’infligeaient était l’habitude qu’elles avaient de me chatouiller l’estomac (toujours cette histoire de digestion) avant de m’emporter et de plonger en piqué avec moi. J’avais le vague sentiment qu’elles vivaient dans de noirs terriers criblant le sommet d’une haute montagne située dans un endroit inconnu. Il me semblait qu’elles arrivaient toujours par groupe de vingt-cinq ou de cinquante et qu’elles se repassaient ma personne de l’une à l’autre. Nuit après nuit, je revivais la même horreur avec quelques rares variantes sans importance… mais jamais il ne m’arriva de percuter les pics hideux avant de me réveiller.

Howard Phillips Lovecraft, Correspondance.

Guillaume Colnot, 17 juil. 2002
imposteur

Depuis le temps qu’il le cultive, c’est un sujet qu’il pourrait traiter les yeux fermés, la tête en bas, et en commençant par la fin. Sa propre dextérité, en la matière, l’agace un peu, même. Elle lui donne parfois, paradoxalement, le sentiment d’être un imposteur. Non pas un imposteur par défaut : un imposteur par excès.

Renaud Camus, Voyageur en automne, P.O.L., p. 14.

David Farreny, 21 déc. 2004
glas

Son calme apparent lui confère une irréparable gravité. Lorsqu’il dit que la condition humaine est un naufrage, une catastrophe, un péché, ses mots sont si pathétiques et si mesurés qu’on croirait entendre sonner le glas dans un traité de logique…

Emil Cioran, « Nae Ionescu et le drame de la lucidité », Solitude et destin, Gallimard, p. 382.

David Farreny, 24 juin 2005
rata

Partout les mêmes nuages, partout la même attente. Rien que le rata des jours, le maigre chapelet des heures. Dont seul l’esclavage parfois délivre… Rends grâce à ce qui te rebute, car tu n’as rien d’autre. Naissance et mort lente, voilà tout. Untel, né le 08-04-49, meurt depuis cinq décennies et n’a toujours pas fini, est néanmoins sur la bonne voie. Tout se termine dans douze mètres carrés, sur un lit à une place, avec une petite table et une fenêtre fermée sur la dernière image du monde. Ici un vieux mur et un tilleul remué par le vent dans un mouchoir bleu. Trois couleurs à vous couper le souffle, c’est le cas de le dire. Rien de plus naturel que de cesser de respirer, mais pas encore pour cette fois : ce n’est que partie remise. Personne n’a touché aux chocolats ; tout est sans : sans nom, sans vie, sans force, sans âme. Une vie sans, l’agonie ordinaire.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 98.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
énigme

Je reprends une phrase de ta dernière lettre : il y a une grande énigme dans la nature. La vie dans l’abstrait est déjà une énigme ; la réalité en fait une énigme au cœur d’une autre énigme. Qui sommes-nous pour prétendre la résoudre ?

Vincent van Gogh, « La Haye, 1882 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 240.

David Farreny, 21 juin 2009
colloques

Une identique lumière de néon éclaire les couloirs de l’ISFP. Généreusement arrosé par les subventions ministérielles et régionales, l’ISFP, plus riche que toutes les universités et les lycées réunis de l’académie, avait eu les moyens de se payer de la décoration de standing. Des peintures calculées pour la sérénité du formateur. De la moquette pensée. Celle-ci, bleu violacé, s’accorde superbement avec les murs vert d’eau agrémentés de plinthes jambon de Parme. Cela sent le confort, la joie et la clarté, avec un je ne sais quoi d’audacieux. Hélas, dix ans après, tout cet enthousiasme chromatique enduit en couches généreuses a connu le destin fatal réservé à l’allégresse officielle des surfaces. La mauvaise qualité des jointures de fenêtres t’a compissé tout ça de traînées noires ressemblant aux larmes délayant la crasse sur la face d’une pocharde qui se remémore son enfance. D’innombrables affichettes administratives, extraits de publications officielles, annonces de conférences, dazibaos syndicaux et mutualistes ont tartiné d’ennui le ci-devant vert primesautier. Quant à la moquette, il ne reste de ses fraîches étendues qu’une steppe saccagée par les croquenots pédagogiques et les milliers de cigarettes grillées par des formatrices blêmes et cancéreuses.

De ces colloques spectraux, par-delà le triomphe des non-fumeurs sur les fumeurs, par-delà l’agonie solitaire, dans quelque service d’oncologie à la décoration allègre identiquement dévastée, des didacticiennes abandonnées à la souffrance et au souvenir obsédant des centaines de circulaires ministérielles ingurgitées, persiste cette odeur de cigarettes imprégnant toutes les surfaces, et une fumée, un fantôme de brouillard troublant les couloirs interminables, épaississant la lumière des néons, peut-être le vestige de tant de dossiers remués, de tant de papiers agités, la grande ombre pulvérulente de toutes les vieilles existences bureaucratiques qui se refusent à disparaître.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 351-352.

David Farreny, 2 déc. 2009
première

Il arrive qu’avant de plonger dans une eau glacée, on tente de se convaincre que le plaisir résidera tout entier dans ce froid, et qu’ensuite, en nageant, tout à la fois on se réchauffe et sente l’eau glaciale, hostile ; de même, après tant d’effort pour transmuer la misère du bureau en une valeur précieuse, Amerigo en était venu à reconnaître que sa première impression – la froideur rébarbative de la salle – était la bonne.

Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 21.

Cécile Carret, 7 janv. 2012
pompé

De ma chambre qui donne sur la cour, j’entends le bal public qui de tangos en fanfares va lentement aller jusqu’au matin. Il est bien vrai que Paris a pompé la France entière, tout ce qui se crée en province est condamné à être démodé avant même de naître, sauf, me semble-t-il, dans le Midi.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 31.

Cécile Carret, 17 juin 2012
chant

Une seule fois jusque-là s’était produit quelque chose de comparable, à l’internat justement, lorsqu’un jour, convaincu lui-même de ne pas savoir chanter, il y fut invité par le professeur, se leva gorge nouée, prit sa respiration et, au milieu de la classe plongée dans sa torpeur habituelle, tira du plus profond de lui-même un chant étrange et délicat qui fit d’abord éclater de rire les auditeurs, puis leur fit détourner les regards comme dans une bizarre circonspection, un chant, pensait-il, qui devait être enfoui au fond de lui depuis toujours.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 171.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
épuisement

Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle. Écrire dans sa propre langue, c’est d’ores et déjà se condamner, comme pour les sciences, à n’être presque pas lu ; c’est accepter la disparition de l’écrivain au sein de l’épuisement de la littérature. Rien de bien neuf, donc, sauf cet épuisement qui fait que les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres, désacralisé, instrumental, véhiculaire. Sur ce plan-là, écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir.

Richard Millet, « 6 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.

David Farreny, 7 mai 2024

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