endroit

Il était le fils de sa mère. Il appartenait à l’endroit. Il fut l’endroit fait homme, comme elle avait été la femme qu’il avait fallu, à un moment donné, à cet endroit. Il ne pouvait croire qu’on s’y établisse et respire sans abdiquer, dans l’instant, ce qu’il ne réclamait point, en devenir possesseur et possédé, l’esclave, le maître, ce qu’il était assurément.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 48.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
fluide

Et elle passe ses journées dans l’attente de visites qui ne viennent guère, car l’attente, la dépendance, dans la vie sociale comme dans l’amour, dégagent un fluide invisible et impalpable qui dissuade les êtres de s’empresser auprès de ceux qui souhaitent trop leur présence, et dont ils se disent, plus ou moins consciemment, pour cette raison même, qu’ils les attendront toujours.

Renaud Camus, « samedi 20 juillet 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, p. 347.

David Farreny, 3 juil. 2005
hiver

Recensement ininterrompu

reprenons

le toit l’arbre

le ciel le toit

l’arbre le ciel

tous mes possibles

rentrez vite

la vie vous mangerait

j’attends la neige

qui prouve le miracle

mais l’été est bref

comme un coït

et l’hiver ne chatoie

que dans un très vieux

livre imprimé

chez Mame

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 25.

David Farreny, 20 août 2006
dimanche

Promenade rapide, avec Cathy, sur le chemin parallèle à la N306. Une éternité que nous n’avions pas eu un seul instant pour marcher. Il gèle. Le givre s’attache à tout ce que le soleil n’atteint pas. Le froid me cuit les oreilles. Derrière la résidence, des gens prennent congé, comme on fait, le dimanche, en fin d’après-midi, l’hiver, et qu’un vague désespoir se mêle à l’obscurité qui descend.

Pierre Bergounioux, « dimanche 22 novembre 1998 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 1012.

David Farreny, 27 déc. 2007
été

L’été ne craint pas la mort comment

le pourrait-il. Toute une famille

sémillante et colorée s’en remet à l’été

Chimère que l’été Folie

mais oser s’y soustraire…

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 77.

David Farreny, 11 juin 2008
rapport

Jules Renard et Fernando Pessoa sont morts à l’âge que j’ai aujourd’hui. Vous ne voyez pas le rapport.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 54.

David Farreny, 17 juin 2009
détache

Le plus intéressant dans cette histoire, c’étaient les lieux. La campagne est magnifique, en ce moment ; et même cette terrasse de Mauvezin, dans sa paisible insignifiance, son Dasein insinuant, tout de vacance, un dimanche fait espace, du rien fait air… J’imagine que la perversion commence quand les balustrades se mettent à produire plus d’effet sur vous que les corps, les ciels que les visages, les feuillages que les queues… À moins que ce ne soit le grand âge ? Ou bien encore la sagesse, le détachement ? Programme d’une vie : je me détache. Programme d’une mort ?

Renaud Camus, « dimanche 23 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 244.

Élisabeth Mazeron, 28 avr. 2010
gratuité

Moi qui ne suis plus personne, je ressens, plus intensément sans doute que des gens plus assis et mieux installés dans la vie, l’absolue gratuité de ma présence en ville ; j’allais dire : sur terre, mais ce serait trop métaphysique… Dans le 15e, dans mon petit trou du 15e, c’est différent : je mets en place des habitudes, des liens sociaux dérisoires mais essentiels : loin de toute nostalgie, j’invente pour le moment présent des personnages et des situations qui m’aident à baliser le quotidien. Je suis comme au théâtre, mais à la fois acteur et spectateur. Dans les arrondissements qui me sont moins habituels, l’isolement qui m’a été imposé, ou que je me suis imposé, est la fois plus sensible et moins gênant : je ne suis plus qu’un étranger comme un autre, une sorte de touriste en visite dans la capitale.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 67.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
institution

Je fis ainsi d’innombrables pages d’écriture et arrivai à quelques kilomètres d’écriture, à la plume Sergent-Major, l’« étroite » ou la « lance », plus large mais plus dangereuse à manier car on y écrasait trop facilement les pleins et faisait des déliés trop gros. Lorsque les lettres n’étaient pas convenablement formées, on devait joindre les doigts de manière à les regrouper tous autour du pouce, garder la main verticale, bras tendu, pour qu’il soit tenu plus facilement si on tentait de le retirer. Je recevais chaque fois de cinq à dix coups de règle carrée en fer sur le bout des doigts, une douleur indescriptible qui remonte le corps entier et pendant laquelle on se demande comment il se fait qu’on soit encore en vie, le pire des châtiments corporels – la badine ou les verges sont presque un plaisir en comparaison.

Ce qu’on a fait et que l’on fait encore aux enfants est difficilement imaginable. Personne ne mesurera jamais ce que peut être la souffrance d’un enfant, et ce que les adultes prennent pour une simple et juste correction est une immense tragédie qui n’a jamais été écrite, parce qu’elle est démesurée, inaccessible à toute parole, et qu’il existe bien peu de moyens de se guérir d’une telle affliction, d’une blessure de l’être même. Elle reste toujours ouverte en profondeur, en sommeil dans l’âme, prête à se raviver dans toute son ancienne intensité. Le miracle, c’est que tant d’enfants, par un moyen ou un autre, s’en soient tout de même tirés. Il est probable que bien des crimes commis en ce monde ont pour origine la souffrance toujours injustement infligée aux enfants. Mais il est aussi bien des orphelins qui découvrirent grâce aux châtiments corporels la suprême recollection, bientôt détenteurs et maîtres exclusifs d’un septième ciel, de jour en jour prolongé, affiné, illustré par l’image même de ce qu’ils subirent et différé jusqu’à l’ultime cri.

Ces coups de règle sur les doigts faisaient partie de l’arsenal quotidien de la pédagogie de l’époque, aussi bien, semble-t-il, dans l’enseignement laïque que dans l’enseignement dit « libre ». À l’école libre, dont l’institution où on m’élevait dépendait, c’était à ce point courant que cela n’était même plus de l’ordre de la punition.

Tout enfant pensionnaire de l’époque vivait dans la punition, c’était un état naturel. On était presque soulagé d’être encore puni, le temps intermédiaire n’étant que l’intervalle entre deux punitions. Lignes et punitions de tous ordres devenaient ainsi un véritable refuge dans un univers d’enfance sans recours. Le tarif variait de cent à cinq cents lignes, c’est-à-dire de cinq pages de cahier à vingt-cinq environ. Il fallait écrire autant de fois qu’il y avait de lignes « Je ne dois pas parler en classe », ou bien « Je ne dois pas sucer mon pouce », ou encore « Je dois écouter ce qu’on me dit ».

Des lignes, j’en fis des milliers, et lorsque bien plus tard je commis avec un autre pensionnaire je ne sais plus quelle faute – en tout cas, ce n’est pas ce qu’on pourrait penser –, j’en fus le seul puni (les parents de l’autre payaient mieux). Je fus condamné à faire deux mille lignes (il n’y avait déjà presque plus de restriction de papier) et on eut l’intelligence de me faire copier un texte littéraire, je ne sais plus lequel. Je copiai avec passion. Je me rendis compte alors que copier n’était ni aussi mécanique ni aussi sot qu’il y paraissait et qu’il y fallait à la fois attention et précision. J’appris ainsi, à seize ans passés, l’orthographe une fois pour toutes. Jusque-là, je faisais en général de vingt à trente fautes dans une dictée de vingt lignes.

L’agenouillement sur une règle carrée ou sur ses propres doigts était lui aussi chose courante et, quoique nous ne fussions plus guère qu’une douzaine en 1941 ou 1942, il y en avait toujours au moins un dont on voyait les semelles et qu’on entendait geindre dans un coin. La directrice, qui enseignait toutes les matières sauf les mathématiques et l’anglais, se tenait au fond de la salle, gifle prête. Comme elle portait des semelles de crêpe, on ne l’entendait jamais venir et on avait beau être sur ses gardes, la gifle n’en tombait pas moins, appliquée de toute la main un peu en creux, de sorte à bien prendre ; on en avait la tête qui bourdonnait et on voyait tout en rouge. Je ne vivais plus que bras replié, coude en avant, abritant le visage.

On m’accusait alors d’avoir « mauvais esprit » et de vouloir faire croire à tout le monde qu’on passait son temps à me gifler, et on me giflait à tour de bras pour bien m’apprendre qu’on ne me giflait pas.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 185.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
et

Pivoines épanouies : rose chiffonné.

Glas : effacement progressif et lent du son.

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 33.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
instant

Je vis à fond l’instant passé.

Éric Chevillard, « mardi 2 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 2 juil. 2013
habitudes

Les choses souvent répétées ne sont plus réellement vécues, elles sont jouées, elles sont mimées – ainsi de certaines habitudes sur les lieux de vacances familiers. Nous nous y livrons sans engagement, presque sans conscience, fantômes en visite déjà dans notre propre existence.

Éric Chevillard, « vendredi 28 avril 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
toujours

Rien moins qu’un folklore, le cafard s’éprouve comme un sentiment de dépaysement dans le temps, tantôt pénible tantôt voluptueux, comme peut l’être le boitement des sensations à la suite d’un décalage horaire. Il ne touche qu’un petit nombre d’individus qui, par-delà les époques et leurs différences nationales, forment une confrérie secrète de la déréliction. Ils se reconnaissent entre eux à une façon commune de sentir le monde, les êtres et, aussi, d’en parler. Comme ces exilés qui, même après de longues années passées dans leur pays d’accueil, conservent les habitudes de leur patrie d’origine et l’accent de leur langue maternelle, les cafardeux, en proie à la nostalgie d’un temps où ils n’existaient pas, affichent un air de paradoxale étrangeté. Car, à juger le regard avec lequel ils balayent ou scrutent le monde, entre blasement et étonnement, ils ne donnent pas l’impression de débarquer, mais, au contraire, de se trouver là depuis toujours.

Frédéric Schiffter, « Patriotisme des cafés », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer