Ce conflit consiste en ceci que la philosophie dévore la poésie. Elle se l’incorpore. Ainsi, tout en l’adorant parfois, comme Heidegger, elle l’annule. Qu’elle le sache ou non est sans pertinence.
Exemple récent, largement diffusé, c’est le moins qu’on puisse dire : Derrida. Il faudrait chercher en quoi ce mode de pensée correspond tellement à l’époque. Je crois qu’il s’inscrit dans le anything goes du pousse-moderne. Favorise, et pseudo-théorise le ludique généralisé. Ce laxisme sent.
Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, p. 53.
La difficulté de commettre le suicide réside en ceci : c’est un acte d’ambition que l’on ne peut commettre que lorsqu’on a dépassé toute ambition.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 102.
Comme une cloche sonnant un malheur, une note, une note n’écoutant qu’elle-même, une note à travers tout, une note basse comme un coup de pied dans le ventre, une note âgée, une note comme une minute qui aurait à percer un siècle, une note tenue à travers le discord des voix, une note comme un avertissement de mort, une note, cette heure durant
m’avertit.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 334.
De temps à autre, l’un ou l’autre de nos camarades s’évapore de la sorte ; alors, enfonçant la tête entre les épaules, nous disons : — Euh… (que peut-on dire d’autre) ; et une légère consternation flotte dans l’air. Pourtant, dans notre belle majorité, nous tous, employés, sommes déjà en train de mourir. Nous qui avons passé la quarantaine, chaque année plus vieux d’une année. Au cimetière, […] chacun de nous se supportait lui-même tel un sac rempli de décès.
Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 89.
My Hand delights to trace unusual Things,
And deviates from the known, and common way ;
Nor will in fading Silks compose
Faintly th’ inimitable Rose.
[Ma main s’enchante à suivre des choses singulières,
À s’écarter des voies connues et coutumières,
Et ne veut, en des soieries fanées, former,
Imprécise, l’inimitable rose.]
Anne Finch, comtesse de Winchilsea, « The spleen », Miscellany poems, on several occasions, John Barber, p. 92.
À ma gauche, j’écoute deux étrangères de trente ans qui se parlent dans une langue non identifiable.
— Bouchkaboubou.
— Heuseu slava gan stein.
— Hi, jasdagulak.
— Esenéïr bogatz, eeeeuuh ein oyé. Eu marve stert.
— Tesheu ?
— Tesheu. Viram golo. Ashimoul vorfitz. Tchoutchov gléglé. Am gouillé.
— Di barbe choudoum pstt kator.
— Ya. Estaïvitz.
— Oto. Varfritz.
— Ein tofatz…
— Toucham baba iza.
— Daloum poutza lé vieille.
— Ya, ah, ah ! Zim katoum, ah, ah !
— Nasofil.
— Lam gacheu teuleum.
— Degoulam van de pleu.
— Doum gueubam.
Deux Espagnols de leur âge viennent s’asseoir à côté d’elles. Elles baissent la voix, et les regardant en coin :
— Sisooo. Chu. Mitchebao.
— Gloudang, dong ving vang.
— Heurch, heurch. Achodam ail gone yé. Iso tarte chun.
Puis, main sur la bouche, comme s’ils pouvaient comprendre :
— Chougar ervest, tékaotz, tékaotz, ein schreume.
— Ali caban, meik kas gleunt.
Édouard Levé, « Terrasse », Inédits, P.O.L..