indécidabilité

Émancipée du grand héritage tragique, comique et romanesque, la pensée ne sait plus problématiser la vie. Elle ne sait plus en éclairer les contradictions, en explorer les paradoxes, en suivre les tortuosités, en capter les nuances. Elle ne sait plus faire droit à l’ambiguïté des êtres ni à l’indécidabilité des comportements. Spectaculairement ouverte aux différences, mais définitivement fermée aux apories, elle n’est capable, la malheureuse, que de brandir triomphalement la solution du problème humain.

Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Gallimard, pp. 200-201.

David Farreny, 6 juin 2004
alvéole

La nuit était maintenant si noire que seul le bruit plus clair de mes bottes m’a appris que j’avais regagné la route. À quelques mètres de la maison, deux yeux dorés et brûlants qui perçaient l’obscurité à hauteur de ma ceinture m’ont fait tourner la tête : ceux d’un matou, aussi blanc et, pour son engeance, aussi gros que le cheval, qui s’était blotti dans un muret. Son corps épousait exactement les bords de la cavité laissée par un moellon que le vent (que lui ?) avait fait chuter. Il ne laissait dépasser que ses moustaches où une miette de morue était restée prise et ce n’était pas cette nuit-là que l’on l’aurait délogé de son alvéole. Son museau froncé n’exprimait que ressentiment et dépit. Que faisait-il donc dehors dans cette furieuse bourrasque alors que dans les chaumières barricadées derrière leurs volets tirés et une obscurité trompeuse, il y avait – je le sais – un âtre où se tord la tourbe, un coin éclairé où les femmes tirent l’aiguille, et les gamins, la langue, sur leurs devoirs écrits avec une plume à bec d’acier qui accroche et grince ? Un étalon : passe encore. Je conçois qu’un cheval, surtout de la taille de celui qui venait de me quitter, pose au coin du feu – et quel que soit son bon vouloir – un problème volumétrique que même un écolier fort en thème aurait du mal à résoudre. Mais un chat ? Flagrant délit de larcin de poisson séché et foutu à la porte ? Il faudra que je m’informe.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 33.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
conservateur

Je suis un conservateur. Je veux conserver le monde tel qu’il est, non parce qu’il me paraît bon — au contraire, je le juge ignoble — mais parce que je suis dedans et que je ne puis le détruire sans me détruire avec lui.

Jean-Paul Sartre, « vendredi 6 octobre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 101.

David Farreny, 3 mars 2008
sauvé

Lorsque avec Algren elle découvre le monde underground de Chicago, lorsque avec lui elle a une vie commune dans la petite maison de Wabansia, ce ne sont pas seulement des expériences où on se livre plus ou moins ; ces rencontres l’affectent profondément. Elles sont la couleur même de la vie ; elles participent à cette construction d’un «  moi  » qui ne s’arrête qu’avec la mort. Comme chaque fois, elle y est tout entière engagée. Mais comme chaque fois il faut les «  reprendre dans la liberté  » : décider ce qu’on en fait ; les assumer ou les contester. Leur trouver une place — trouver leur place — dans cette création continue qu’est l’existence. C’est ce qui donne à ces lettres une tension, une émotion palpables : à chaque instant le Castor joue sa vie. Rien de moins. Chaque moment qu’elle vit est un moment destinal ; à chaque rencontre qu’elle fait, tout son être est en alerte : tout peut basculer, tout peut être anéanti : tout peut être sauvé.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 335.

Élisabeth Mazeron, 21 mai 2009
affleure

N’importe : tout ce qu’affleure et que nomme la littérature est sacré, jusqu’au moindre bout de trottoir que la phrase une seule fois a touché de sa grâce (et le grenadier qui s’échappe).

Renaud Camus, « lundi 21 avril 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L., p. 288.

David Farreny, 3 juin 2009
visé

À peine se familiarisait-on avec le décor que l’Europe a dressé, voilà un siècle, que l’acte est achevé. La production de fer a été délocalisée, laissée aux pays lointains, retardataires, à bas salaires. Les puissantes cathédrales de brique et de fonte où il était forgé, coulé, laminé, ont été désertées. À la différence des mystiques édifices restés du Moyen Âge, elles ne braveront pas l’éternité. Elles n’y ont jamais visé.

Pierre Bergounioux, « La seconde Genèse », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 12-13.

David Farreny, 13 mai 2010
pièces

Vostre mort est une des pieces de l’ordre de l’univers.

Michel de Montaigne, « Que philosopher c’est apprendre à mourir », Essais (I), P.U.F., p. 92.

David Farreny, 7 août 2010
air

Il tenait en main un plat d’œufs mimosa qu’il a posé sur la table en me saluant. Je l’ai trouvé plus petit que d’habitude avec son plat. Comme il ne disait rien de spécial, et qu’il avait l’air de considérer que je faisais partie des meubles, j’ai dit que j’aimais bien les œufs mimosa. Attends, a-t-il dit, tu vas voir le lapin, et il est retourné vers la cuisine. J’ai cru un instant qu’il allait m’apporter le lapin pour me le montrer, mais ce n’était évidemment pas ça. Je suis resté encore un moment dans la salle à manger, les mains dans les poches, de l’air du promeneur tranquille, mais qui se trouve face à une bifurcation.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 138.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
andropause

J’andropause en majesté sur mon trône vermoulu, contemplant d’un œil mort mes sujettes à caution.

Éric Chevillard, « mardi 17 octobre 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
sel

Ce sont les théoriciens de la « valeur » et autre « fétichisme » de la marchandise qui ont fini par faire accroire aux esprits influençables la dimension mystique et aliénante de ce bien matériel — et, par là, renforcé le sentiment chrétien que, pour une âme, avoir revient à pécher contre son être. S’épuisant à fournir la preuve de l’inexistence de Dieu, le libre penseur prouve qu’il est tout sauf un esprit libre, de même, à vouloir déceler dans la marchandise je ne sais quelle trace de substance métaphysique diabolique, le libertaire s’en fait le théologien. Il ne comprend pas que le drame des humains d’aujourd’hui n’est pas de se sentir étrangers à eux-mêmes, perdus au milieu des marchandises, mais, au contraire, de ne pas pouvoir réellement s’oublier dans ces objets faits par eux et pour eux, à leur image et conformes à leurs désirs. Il ne comprend pas, surtout, que s’ils s’inventent des besoins c’est pour entretenir leur insatisfaction, le sel même de leur vie.

Frédéric Schiffter, « 36 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

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