La contemplation d’un chou rouge coupé en deux lui procura un réconfort : replis blancs et violets, mystérieuse géographie, secrets de cervelle. Il s’arrêtait ainsi devant les structures végétales, minérales, animales, dont la luxuriance baroque semblait résumer la complexité de l’existence. Alors, il ne pensait pas, ne devenait nullement plus lucide, mais il se sentait en équilibre avec ce qu’il contemplait.
Michel Besnier, Le bateau de mariage, Seuil, p. 73.
Il étendit ses jambes devant lui, le plus loin qu’il put ; et si limité qu’il fût, leur déplacement lui parut interminable. À ce moment-là, le bruit de l’avenue était si fort qu’il n’entendit pas le raclement de ses semelles sur le sable ; et ce fut comme si, la dernière preuve de son existence matérielle lui ayant été retirée, il avait enfin trouvé la clef du passage et de la révélation. Il se sentit soudain soulagé, pardonné, absous ; tout était bien, il s’agissait seulement de consentir. Cette idée le transporta : il lui sembla qu’elle seule était encore capable de mobiliser ses forces déclinantes. Ses yeux se fermèrent, de nouveau, mais sur une lumière douce, accueillante, comme celle d’un matin d’été filtrant à travers des volets qu’on tarde paresseusement à ouvrir. Le fracas de la ville le traversait de part en part, et il n’y faisait pas d’obstacle ; la fraîcheur de l’air vif tendait la peau de son front, celle de ses joues, son menton. Il le devinait, une part de lui-même était déjà prête à s’associer au grand emportement des choses, à leur dérive, à la dispersion environnante. Il sentit même qu’il s’efforçait d’en percevoir la direction afin de s’y joindre, mais il n’y parvenait pas bien. À peine sorti de lui, son élan retombait sans force ou plutôt se figeait à son contour comme une buée tiède.
Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 63.
Le voilà mort. Tout le monde connaît la suite. On sait ce qu’il voulut, et ce qui fut fait. Un fleuve coulait là, épais, noir, dans les fonds aux forêts tombées, le Busentin : trois jours toute la Scythie éplorée, furibonde, avec des pelles, des glaives, à pleins boucliers, creusa un bief parallèle au fleuve, dans des nuées de moustiques ; toute cette armée de boue, de langues mêlées, s’enlisa jusqu’aux cuisses, dans ses casques cornus à bout de bras porta de la terre morte, brisa des chênes comme elle l’avait fait des colonnes dans les temples, et de même qu’en brisant des temples chanta des psaumes, pour un grand cadavre qui attendait, la face tournée vers les nuages ; cette armée pour qui rien de ténu ne chanterait plus, mais qui peut-être accomplissait, définitif, son plus haut fait d’armes. Et quand toute l’eau se fut en maugréant engouffrée dans le bief, quand le lit franc du fleuve fut à sec, dans cette boue où des carpes crevaient, où des racines spectrales étaient pour la première et dernière fois surprises par le jour, toute la Scythie descendit là-dedans, pataugeante, geignante et pathétique comme les légions de Germanie ressuscitées retourneraient à leurs tourbières, toute la Scythie fit encore un grand trou, y précipita les trophées pris à Rome, les dieux et les petits objets familiers qui furent chers aux Sabins, à Carthage, aux Grecs, le labarum sous quoi marchait Constantin, sept siècles de victoire, et par là-dessus enfin jeta comme un sac d’or et de pelisse le roi qui s’enfonça doucement dans de gros remous, et, ventre à l’air, disparut soudain sous les carpes. Alors, avec des psaumes accrus comme pour l’assaut final, à grands coups de glaive ou à pleines mains, la Scythie exultante rompit les digues du bief, et toute l’eau du monde, tumultueuse, sourde, passa tout naturellement sur le corps d’un principicule scythe qui avait marché dans Rome en avant des Césars. Sur cette rive je chantai, une fois pour toutes.
Pierre Michon, L’empereur d’Occident, Fata Morgana, p. 45.
Je soude un assortiment de nageoires sur une large ellipse de métal que je décape ensuite, à la meuleuse. Cela prend du temps et me fatigue. À la fin, j’ai les bras qui fléchissent sous le poids de l’outil que je brandis dans toutes les positions pour retirer jusqu’aux moindres traces de rouille. En fin de matinée, j’attaque un drapé de nouveau type. Au cône de tôle, j’ajoute de courtes sections obliques de tube, en guise de manches courtes. Les bras, tombants, s’écartent légèrement du corps et donnent au personnage une attitude d’élan arrêté, d’expectative. J’ai abusé de mes forces, ces trois derniers jours. À midi, je suis épuisé et le resterai jusqu’au soir. Amère expérience, que j’ai déjà faite. L’âme devance le corps, poursuit follement ses desseins, caresse mille chimères tandis que son pesant compère s’efforce de la suivre à pas pesants, trébuche et s’effondre. La nourriture ne m’a pas rendu de forces ni la demi-heure de sommeil que j’ai prise. La réalité, dans ces moments d’asthénie complète, m’offusque littéralement. Je constate, effaré, morne, que les choses sont, les plus infimes, surtout, grains de sable, brins d’herbe, débris infinitésimaux, poussière, sans doute parce que je suis à ce point vidé de ressort que je ne serais même pas capable de les faire bouger.
Pierre Bergounioux, « mercredi 10 juillet 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 62.
Il est impossible de n’être pas affecté par ce qui n’est point nous. Des dispositions innées ou latentes nous rendent aimables des formes et des couleurs qui se recommandent, semble-t-il, par certains rapports où prédominent la régularité, le contraste, tandis que d’autres affligent cette part de nous-même qui, quoique immatérielle, n’en est pas moins très réelle et suprêmement ouverte au monde dont elle est flanquée. On peut se contenter de subir, de réagir instinctivement, fuir les aires maléficiées, rechercher les sources de quiétude, ainsi que fait, sans balancer, sans phrase ni pensée, tout ce qui vit. On peut aussi, à partir d’un certain âge, se demander, s’efforcer de porter dans cette clarté qui n’est que de nous, les agissements étranges auxquels on sacrifie aveuglément, depuis toujours.
Pierre Bergounioux, Sidérothérapie, Tarabuste, p. 27.
Il n’y avait pas un souffle de vent à bord du bois. Elle était sur son trente et un, dans un de ces amples manteaux bruns du genre carrick qu’on imagine aux épaules de hautaines mijaurées début de siècle qui, le petit doigt en l’air et la bouche en cerise, regardent à la lorgnette des casaques au pesage ; là-dessous des perles qu’en dépit de l’hiver elle découvrait à son cou ; les sequins comme toujours et de fins bas glacés sous quoi la blancheur exaspérée rosissait sous le froid. Tout ce chic à l’orée d’un bois perdu était déplacé comme une gravelure sur des casaques. J’essayai en vain de reprendre mon souffle, ce qui le coupait maintenant venait de plus bas, affûté comme un rasoir. Je crus qu’elle aussi avait couru, le souffle emportait dans une même précipitation la gorge, le carrick et les perles ; tout cela s’agitait ; au reste l’haleine courte que le gel divulguait disait assez son empressement ou son émoi. Le froid l’avait giflée, les lèvres étaient considérablement gercées, écorchées, mais maquillées sur la plaie. Elle regardait venir les enfants et m’abandonnait son profil, comme si elle ne m’avait pas vu : cette lourde coquetterie me fouetta autant que l’aurait fait sa nudité. Son haleine s’arrêta ; lentement elle me fit face, et avec un regard que le ravissement exaltait mieux que les sequins, mieux que le diadème corbeau et la bouche éclatée, elle me donna son beau visage noyé, ses pommettes bouillantes, ses yeux fixes.
Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.
On y reviendra à cette évidence toujours à redire, et en particulier à propos du scandale, pierre d’achoppement de la déroute, car il se joue là un phénomène étrange, touchant au mystère même d’écrire, qui est qu’une métaphore n’atteint sa toute-puissance que lorsqu’elle est concrètement inédite, entraînant dans un même mouvement l’écrivain et son lecteur sur les terra incognita de cet univers infini qu’est la langue. Serait-elle neuve à l’oreille du lecteur, une métaphore préexistant à l’écriture d’un texte ne sera jamais qu’une métaphore tirée à blanc ; ce n’est pas seulement la lecture qui en est faite qui lui donne sa puissance de déflagration dans la langue, cela se joue en amont, à l’instant du surgissement dans l’écriture, comme s’il fallait qu’il y ait eu déflagration éprouvée par l’auteur au moment de l’écriture pour que le lecteur la ressente à son tour. Qu’il en soit ou non le créateur, un écrivain répétant une métaphore, quand bien même celle-ci serait inconnue du lecteur, provoquera peut-être de l’intérêt, de l’adhésion, du plaisir (celui-là même que l’auteur a pris à la répéter), mais pas ces étincelles mystérieuses qui jaillissent entre auteur et lecteur du plus obscur de la forge individuelle où se travaille la langue de tous.
Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 20.
Une volée de marches. Sonner chez Eduard. Attendre tranquillement. Puis resonner deux fois : il n’était pas très rapide quand il devait se dépêtrer du fouillis de ses rêves.
: « Eh mais ? ! » (moi ; étonné).
Car il existe bel et bien des gens qui, en ouvrant la porte, possèdent cette faculté d’examiner le visiteur d’un air si absent, si déconcerté-incrédule, qu’on se sent aussitôt inférieur ; une chose intermédiaire entre le commis voyageur et le mendiant ; on a envie de se protéger le visage du bras et de dévaler l’escalier ; avec l’impression d’être un fainéant, un lambin, un importun, un sarcopes minor – oh, vite, de l’air ! !
Arno Schmidt, « À la lunette », Histoires, Tristram, p. 126.
Seul le chien porte l’attente au niveau de la mystique.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 63.
L’histoire n’est pas un sol pour le bonheur. Les temps du bonheur en sont les pages blanches.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin.
Désir d’un sommeil plus profond, plus dissolvant. Le besoin de métaphysique n’est que le besoin de la mort.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.
ces choses anciennes dont on ne parle plus
quelques-unes d’hier et d’autres
jetées dans les égouts avec les vieux mégots
— vécu jeté aux quatre vents
nous avançons ensemble, il fait hiver, il gèle
ensemble il nous faudra engendrer l’avenir
ensemble nous tendons la main, la Seine coule
que sommes-nous ? le vent m’emporte
n’êtes-vous que des fables comme tout ce qui a
été, oh ! choses à peine croyables, et pourtant
un temps viendra où moi je ne serai
qu’une fable une sorte absurde de secret
mythique, existence qui exista, où donc ?
en quel siècle ? la Seine coulait en ce pays
elle charriait encore des cadavres, des dieux
et quelques vieilles, vieilles superstitions étranges
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 259.
En somme, il n’y a que moi qui ne suis pas à la recherche d’une solution qui serait quelqu’un.
Philippe Muray, « 28 août 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 177.