prémonition

Qu’est-ce que le passé, sinon une intense prémonition de l’inévitable ?

Geoff Dyer, La couleur du souvenir, Joëlle Losfeld, p. 207.

David Farreny, 23 mars 2002
couler

Le spectacle des passants me fait douter que la vie n’est qu’urgence, tension permanente de toutes les forces, fatigues, désespoirs. J’aimerais aller d’un pas tranquille par les rues, l’esprit en repos. Mais il y a trop longtemps que j’ai perdu ce droit et presque tous les autres. C’est à la table de travail, à peiner, interminablement, que je trouve une sorte de paix. J’aimerais comprendre un peu ce qui s’est passé avant de couler à pic.

Pierre Bergounioux, « mercredi 20 avril 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 200.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
société

En s’employant par la représentation de la culture à « faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts et dans les grands morts » selon la belle formule d’Alain, l’école niait l’évidence, c’est-à-dire l’identification de l’humanité avec la société visible, vivante et tourbillonnante.

Cette laïcité est hors d’usage. Cette représentation a sombré dans l’anachronisme. Ce qui est désormais tenu pour laïque, c’est la désacralisation de la vie de l’esprit et la détermination par nous tous des contenus de la culture. À l’instar du dictionnaire, l’école se rend donc à l’évidence. Là comme ailleurs, l’humanité et la société ne font plus qu’un.

Alain Finkielkraut, « L’adieu laïque au principe de laïcité », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 20.

David Farreny, 25 janv. 2010
image

Lorsque deux chaises sont disposées au milieu du petit salon de Keats, exactement de la même façon qu’en le célèbre tableau de Severn, si souvent reproduit, montrant Keats lisant là, sur une chaise, le coude appuyé sur une autre en face de la baie, une vibration de vérité se produit, qu’aucune notice didactique ne déclenchera jamais […]. Bien sûr, la référence, dans la simple et efficace mise en scène des deux chaises, n’est toujours pas le “réel”, cet éternel déserteur de la pensée comme de la rêverie (mais pas de la douleur, bon). La référence, c’est seulement le tableau de Severn, et Severn n’a jamais vu Keats lisant dans la maison de Hampstead. Cependant il s’est beaucoup renseigné auprès de Brown, qui lui a envoyé des descriptions méticuleuses, presque maniaques : il fallait que la postérité sût bien dans quelle position lisait Keats à Wentworth Place. Et surtout il y a cette phrase insondable de Keats qui nous permet d’entrevoir que la solution c’est le problème lui-même, et que l’essence des choses c’est de nous échapper indéfiniment, comme le sens :

« And there I’d sit and read all day like the picture of somebody reading » (comme l’image de quelqu’un qui lit).

Nous ne faisons jamais qu’imiter quelqu’un qui vivrait (et qui lirait, surtout).

Renaud Camus, « Wentworth Place, à Hampstead, Londres. John Keats », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, pp. 394-395.

David Farreny, 6 juin 2010
savait

On souhaite, avec son esprit, mourir et, avec son corps, vivre ; le corps est idiot ; on le savait.

Paul Morand, « 28 juillet 1974 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 298.

David Farreny, 26 août 2010
métamorphoses

Scheidman ne profitait pas de la situation. Son organisme avait subi des métamorphoses qui auraient compliqué une course éperdue. Sous l’influence des brumes radioactives de l’hiver, ses longues squames de peau malade étaient devenues d’imposants goémons. Vu de loin, Scheidman s’apparentait à une meule d’algues sur quoi on eût fait sécher une tête.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 148.

Cécile Carret, 19 sept. 2010
virgule

Les yeux évoquaient les points de renfoncement d’un fauteuil capitonné : censés être le miroir de l’âme, on n’y lisait rien d’autre qu’un effort pour se frayer un passage jusqu’au monde extérieur. Le nez, virgule de cartilage dans un océan de chair, possédait ses narines comme un trésor précaire : un jour, cette prise de courant serait absorbée par la maçonnerie de la graisse. Il fallait espérer que l’individu pourrait alors respirer par la bouche, qui tiendrait sans doute jusqu’au bout, elle, animée par la force de survie des assassins.

Difficile en effet de regarder ce qui restait de cette bouche sans penser que c’était elle la responsable, que c’était cet orifice infime qui avait livré passage à cette invasion.

Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, p. 113.

Élisabeth Mazeron, 29 sept. 2010
gloire

Ma Marinette allait, venait, défilait comme chaque jour le long de la terrasse où se faisaient bronzer les clients, et vraiment l’industriel Jina avait raison, elle était à croquer ce jour-là ; mais comme elle passait tout près des premiers adorateurs du soleil, je vis les femmes se retourner sur elle en étouffant un rire, et plus elle approchait de moi, plus je les voyais qui se tordaient de rire ; les hommes tombaient à la renverse, se couvraient le visage d’un journal, faisaient semblant de s’évanouir ou préféraient fermer les yeux ; puis Marinette me dépassa et je vis, sur un de ses skis, juste derrière ses chaussures, un énorme caca, gros comme un presse-papiers, comme dans le beau poème de Jaroslav Vrchlicky… En une seconde, je sus que c’était là le second chapitre de la vie de Marinette, de qui il est écrit qu’elle devra supporter sa honte sans connaître sa gloire. Quant à l’industriel Jina, en apercevant ce que Marinette avait fait sur ses skis, quelque part derrière les pins rabougris du Mont-d’Or, il se trouva mal et en resta encore tout paralysé l’après-midi tandis que, jusqu’à la racine de ses cheveux, une rougeur fleurissait sur le visage de Marinette. Les cieux ne sont pas humains et un homme qui pense ne l’est pas davantage, j’écrase dans ma presse paquet après paquet, au cœur de chacun d’eux un livre est ouvert à la page la plus belle, je travaille à ma presse mais je suis en pensée avec Marinette ; ce soir-là, nous avions noyé jusqu’à mon dernier sou dans le champagne, le cognac ne nous suffisait plus ; en défilant devant la société avec son caca sur ses skis, Marinette, dans l’image qu’elle donnait d’elle, avait dérapé. Je passai toute la nuit à lui demander un pardon qu’elle me refusa et, fière et droite, elle quitta l’hôtel Renner, accomplissant ainsi les mots de Lao-tseu : connaître sa honte et soutenir sa gloire. Un être comme elle est un exemple sous le soleil…

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 40.

Cécile Carret, 13 juin 2011
impossible

Être l’amant d’une fille de ferme, d’une petite serveuse de café, d’une ouvrière, qui rentre le soir vannée. On lui a préparé son repas. On la caresse doucement. On l’aime. Est-ce impossible ?

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 58.

David Farreny, 24 mars 2012
coincé

C’est triste l’avion de nuit. C’est étouffant. Coincé entre un Israélien aux ongles rongés et la rouquine du strip-tease qui m’a dit composer des chansons, aimer Bécaud et serrait entre ses genoux un petit chien de peluche blanche harnaché de grelots. Dans les rangées de trois on est trop serré pour ne pas parler, on ne peut ouvrir un journal sans aveugler son voisin, la conversation est la carte forcée. Ma voisine était très éprise du jeune premier de la troupe qui se levait à tout propos pour venir lui prendre la main. Trous d’air, bourdonnements d’oreilles, fatigue, lumières lointaines, feux verts de la piste.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 93.

Cécile Carret, 28 juin 2012
dictée

Pour ce qui est du genre, mon désir, s’affinant et se précisant au fur et à mesure que les choses avançaient, aura finalement été celui de parvenir à un livre composite, embrayant différentes vitesses d’écriture, tenant par certains côtés de l’essai et par d’autres du journal de bord, du récit et de l’embardée, voire, épisodiquement, du poème en prose, tout ce qu’on voudra mais en tout cas tendu par une injonction plus brutale – non pas le réalisme bien sûr, plus personne n’y croit, mais le désir que la forme verbale, quel que soit par ailleurs son travail, réponde le plus exactement possible à une dictée extérieure venant des choses rencontrées, le modèle, non verbal, étant ici celui de la photographie et de sa teneur indicielle, le petit écran baladeur des appareils numériques étant compris dans le lot. Tatouage mobile ou mue qui est quand même pour l’écriture un défi, car sous les mots le piège qui se tend toujours, via la linéarité induite par l’articulation du sens, est celui d’une involontaire refondation rhétorique.

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 14.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
note

Ce doit être la tartine dit-il, il y a soixante ans que je n’en mange plus. Et il note sur un bout de papier pour le lendemain attention tartine.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 64.

Cécile Carret, 7 déc. 2013

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