signe

Tu as peur quand tu penses à la mort ? Je n’ai qu’une effroyable peur de souffrir. C’est mauvais signe. Vouloir la mort sans la souffrance est mauvais signe.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 246.

David Farreny, 24 mars 2002
système

Je suis pourtant assez aimable, il me semble, quand on me rencontre, et poli. Toutefois, dès que se profile la menace d’un système d’invitations régulières et réciproques, un affolement me saisit, je ne pense plus qu’à trouver des échappatoires, et j’en trouve, ne serait-ce que dans la force d’inertie.

L’amour, oui. Le flirt, le désir, le plaisir. L’amitié, très étroite, mais très rare. Quant aux relations sociales, c’est-à-dire les amis, au sens où la plupart des gens semblent entendre ce mot, ça n’a pas d’existence pour moi.

Renaud Camus, « samedi 3 avril 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 83.

David Farreny, 2 août 2002
consumais

J’entendais contre les vitres, derrière le rideau, descendre la pluie mêlée de neige. Je me consumais dans une chambre d’hôtel comme un miracle dont personne n’est témoin.

Henri Thomas, Le précepteur, Gallimard, p. 19.

David Farreny, 3 mars 2008
adhérence

J’aurais voulu de la compassion, de cette sorte que j’éprouve moi-même devant certains regards, par exemple, celui des vieillards trop faibles physiquement pour voir le monde au-delà de leur environnement domestique, des enfants à qui l’on cache certaines clefs de ce monde, des animaux qui s’orientent, le museau au ras du sol, et qui tous sont dans l’impossibilité de percevoir le sens d’une souffrance qui les accable. Leur être même se confond avec cette souffrance et les regards arrêtés qu’ils lèvent vers les hommes et les femmes avertis et responsables disent leur adhérence au malheur. Je crois sincèrement avoir eu cette crédulité quand je souffrais moi-même sans pouvoir donner d’autre explication que celles que la langue transporte sans plus aller puiser dans le tréfonds des sentiments personnels.

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, pp. 181-182.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2009
rugueux

Le fameux «  je dis toujours ce que je pense  », qui, sous l’une ou l’autre de ses formes et variations («  je suis (trop) franc  », «  sois sincère  », «  sois simple  », «  c’est pourtant la vérité  », «  la seule chose qui compte pour moi, c’est la sincérité  », «  j’ai un gros défaut, il faut toujours que je dise ce que je pense  », etc.), constitue comme on sait le stéréotype des stéréotypes de la société petite-bourgeoise, la nôtre, et l’un des principaux instruments de sa barbarie quotidienne, eh bien, le piquant, c’est que la masse des gens qui en font usage, et Dieu sait qu’ils sont légion, ne s’en targuent pas seulement, chacun, comme d’un trait psychologique personnel, éminemment sympathique, il va sans dire, malgré l’éventuelle rudesse qu’il peut impliquer à première vue, à première ouïe, dans les rapports sociaux ; non, cette franchise et cette sincérité constamment autoproclamées, qui jour après jour, parmi nous, servent de nobles drapeaux à tant de brutalité, de vanité subreptice et de méchanceté pure, elles ne sont pas données uniquement, par ceux qui s’en drapent, comme le fond de leur âme et comme l’essentielle vérité de leur nature. Non, non, non, c’est plus drôle, c’est plus grave, c’est plus bête. S’ils disent : «  Moi j’dis tout haut c’que tout l’monde pense tout bas  », ils veulent que vous voyiez dans cette phrase, outre la preuve d’une noble qualité de leur caractère, une véritable fleur de civilisation, qui par chance aurait choisi d’éclore en eux, ou que leur intelligence, leur vertu, leurs réflexions morales, qui sait, leur auraient permis de cueillir pour s’en orner plus ou moins discrètement le revers. Et de fait, il semblerait fort, dans la plupart des cas, que la civilisation, l’intelligence, comme la morale et la culture, la générosité même, ce n’est pas exclu, la droiture, se réduisent bel et bien en eux, plus encore que ne l’impliquent leurs propos, à cet embarrassant ornement de boutonnière, dont ils sont si fiers : ils sont «  sincères  », et tout est dit, tout peut se dire, ils n’ont pas besoin d’autres principes pour faire honorable figure dans le monde…

La civilisation petite-bourgeoise, en effet, marquée par l’effondrement de la perception littéraire de l’univers sensible, ne connaît plus que des signes simples, au mieux bifrons, ordonnancés selon les seuls critères rugueux et plutôt pauvrets du mensonge et de la vérité. La littérature, c’est le relief du sens. Une société dans laquelle elle a cessé de servir d’école à sa gestion comme à son appréhension ne perçoit plus de significations qu’unidimensionnelles, mises en à-plat. Elle subit une simplification radicale, assez semblable à celle dont serait affligée la peinture, par exemple, si elle devait oublier toute son histoire pour revenir en amont de la perspective.

Renaud Camus, « Les sincères enchantés », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 96-97.

David Farreny, 3 sept. 2009
champ

Même mon amie, quand de son car qui démarrait de l’autre côté de la rue elle se tournait vers moi, me bouchait la vision du libre espace. Je ne pouvais répondre à son salut que lorsqu’elle était sortie du champ, que l’endroit était à nouveau vide. Alors, il est vrai, le pays tout entier semblait occupé par elle, je faisais avec elle son propre parcours comme elle faisait le mien avec moi.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 56.

Cécile Carret, 4 août 2013
pragmatique

L’homme de génie, affligé d’une atrophie du vouloir-vivre aggravée d’une hypertrophie de l’intellect, souffre, à cause de ce déséquilibre interne, d’un sentiment d’étrangeté au monde. Il y vit et l’observe comme s’il y était en exil. L’homme ordinaire, quant à lui, doté d’une intelligence soumise au vouloir-vivre qui anime le monde, parvient à s’en faire une représentation pauvre et superficielle mais pragmatique. Même s’il y éprouve l’adversité, il y agit avec l’aisance et l’efficacité d’un familier. Le monde est son monde. Ce qu’il y fait, ou ce qu’il y produit, s’inscrit dans l’époque et en épouse la forme. Voilà pourquoi, par exemple, l’artiste de talent, d’une intelligence de même étoffe, mais plus fine, s’emploie à fabriquer des ouvrages teintés de l’air du temps qui ne laissent pas de plaire à ses contemporains. Attentif à leurs goûts ou à leurs préoccupations, il sait y répondre au moment opportun. Misant aussi sur leur inculture due, justement, à leur affairement, il leur vend comme une nouveauté de sa facture une forme empruntée à des génies anciens. En comparaison, l’artiste de génie fait figure d’infirme social. S’aviserait-il d’être de saison, il attraperait aussitôt un rhume de cerveau.

Frédéric Schiffter, « Génie et pharmacie », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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