matière

M. Crawley avait apporté ses soins et ses consolations à cette femme délaissée sur son lit de souffrance ; et elle avait quitté le monde, raffermie par ses pieuses exhortations. Depuis bien des années, il était seul à lui témoigner des égards et des attentions. Telle était dès longtemps l’unique consolation de cette âme faible et abandonnée. La matière chez elle avait longtemps survécu à l’esprit.

William Makepeace Thackeray, La foire aux vanités (1), P.O.L., p. 207.

David Farreny, 22 mars 2002
masque

— Vous vous détruisez en vivant ainsi, en ayant honte de paraître ce que vous n’avez pas honte d’être. Vous confirmez par votre attitude tous les préjugés des autres à votre égard. […] Aucune considération ne doit vous dissuader de jeter vos masques, ni professionnelle, ni sociale, ni familiale ; et même pas celle, la plus insidieuse, du chagrin que vous pouvez causer ; car ce chagrin, si réel qu’il soit, est un chantage, et il découle d’une idée fausse, d’une erreur morale, et il ne saurait être mis en balance avec votre droit à être vous-mêmes (mais je tournerais mon discours autrement, bien sûr ; et tâcherais d’éviter toutes les vulgarités de langage et niaiseries de tournures, s’assumer, être soi-même, qui pointent gaiement dès que s’exprime la conviction. Être soi-même ! Mais au moins doit-on pouvoir choisir son masque).

Renaud Camus, « jeudi 5 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 417.

Élisabeth Mazeron, 17 déc. 2005
appareillerions

Dans une file, on finit toujours par avancer. Là, non. On n’avançait jamais. On n’avancerait pas. Je commençais à me faire à la pensée que nous resterions bloqués là au moins jusqu’à la nuit. Il était quinze heures, aucun signe ne se manifestait d’un proche déblocage. Je sortis de voiture pour voir la tête des gens dans les leurs. Ils ne semblaient pas céder à l’impatience. Je ressentis une bouffée de haine. J’imaginai que, si on leur avait annoncé leur mort, ils eussent hoché la tête en continuant de se passer la bouteille d’eau. […] Comme j’ouvrais la portière, des véhicules parurent, loin devant, qui venaient d’en face. Notre ferry, que nous ne distinguions toujours pas d’où nous étions, entrait dans la phase de débarquement des passagers sur le continent. Ça se précisait. Il y eut un moment que je ne parvins pas à situer dans le temps, lequel s’était distendu au-delà de toute mesure, où nous avançâmes enfin. Beaucoup plus tard, la file devint double, puis triple. Nous faisions face au ferry, qui nous dominait de toute sa hauteur, la poupe grande ouverte sur le premier niveau de parking. Il y aurait également le moment, je le savais maintenant avec certitude, où nous entrerions là-dedans. Où ça se refermerait. Où nous appareillerions. Nous n’y étions pas. Puis nous y fûmes. Pas tout à fait. Nous n’avions pas encore quitté la voiture. Un membre de l’équipage nous avait guidés pour nous garer. Nous nous trouvions pris dans une sorte d’échiquier dont les pièces se touchaient. Ça sentait fort l’essence.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 83.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
rejoindre

Tout effort de l’âne pour happer la carotte a pour effet de faire avancer l’attelage tout entier et la carotte elle-même qui demeure toujours à la même distance de l’âne. Ainsi courons-nous après un possible que notre course même fait apparaître, qui n’est rien que notre course et qui se définit par là même comme hors d’atteinte. Nous courons vers nous-mêmes et nous sommes, de ce fait, l’être qui ne peut pas se rejoindre.

Jean-Paul Sartre, « Qualité et quantité, potentialité, ustensilité », L’être et le néant, Gallimard, p. 244.

David Farreny, 20 oct. 2008
vide

Tu n’avais pas encore admis que la littérature n’est pas possible. Ce que tu barbouillais n’avait rien de réel, tout simplement. Ça ne correspondait à rien, ça n’entrait pas dans le monde. À chaque fois que tu te mettais à écrire, tu sentais douloureusement à quel point toi, assis devant ton écran d’ordinateur, alignant des mots, tu n’accrochais plus à rien. Ça tournait à vide.

Que faire avec ce vide de ton esprit ? Il n’y avait rien, il n’y a toujours rien en toi, un peu de froid, des passages nuageux, des pluies fines. Eh oui, il n’y a rien à dire, il n’y a jamais rien à dire. Le monde est là, tout autour, neutre. On mange et l’on s’habille. On est toujours avec soi-même. On fait les courses à la supérette. On dort. Tout est normal. Que faire avec tout ça, en fait de littérature ? La littérature n’a aucune place dans ce monde. Comment ne pas mentir ? Comment écrire sur un écran des mots qui ignorent la banalité de cette pièce, le poids des viandes dans le ventre, la grande indifférence en soi qui digère tout ? Il faudrait dire ce froid et cette indifférence. Mais avec quels mots ? Prendre les choses, les choses bêtes, les choses plates, et les rendre transparentes comme l’esprit.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 244.

Élisabeth Mazeron, 5 nov. 2009
autant

Ce processus de la propagation du genre débouche dans la mauvaise infinité du progrès. Le genre se conserve seulement moyennant la disparition des individus qui, dans le processus de l’accouplement, ont rempli leur destination, et, pour autant qu’ils n’en ont pas de plus haute, vont, par là, à la mort.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Le rapport des sexes », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 325.

David Farreny, 7 fév. 2011
amont

À ce goût immodéré des spéculations sur l’origine, je reconnais d’ailleurs que je ne suis pas un vrai romancier, plus intéressé celui-ci par la fiction de l’avenir, par l’imbroglio des péripéties conçues pour être dénouées ; le roman, tendu vers la fin, obéissant au principe de réalité funeste qui ordonne déjà nos existences.

Je préfère creuser en amont, remonter vers la source, le risque est moindre d’y rencontrer la mort. Des éclosions, au contraire, des épiphanies, des naissances. L’espoir même ne serait-il pas plutôt de côté-là du temps ? Tous ces petits œufs qui se fendillent !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 64.

Cécile Carret, 10 fév. 2014
faire

Je ne vois pas ce que je pourrais faire de moins.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, p. 77.

David Farreny, 8 juil. 2014
cuirasse

Ce qui frappe d’abord dans le paysage de Suède et de Norvège : le roc, la cuirasse géologique de la presqu’île, le bouclier scandinave (on ne saurait mieux dire) partout présent. Non pas le rocher : le roc ; tout ce qui pouvait s’arracher, s’extraire, s’araser, la glace l’a arraché, extrait, arasé du squelette gratté, brossé, récuré jusqu’à l’os. Il ne reste que le noyau profond mis au jour, la roche-mère intacte, inaltérée. La forêt — claire, sans belle venue — pousse sur des coupoles et des plaques de blindage qui partout apparaissent à nu ; dans les îles de Stockholm, où un léger filigrane de neige soulignait encore en avril les jointures cyclopéennes des quartiers de roc, les maisons semblent surplomber le lac du haut d’un bordé de dreadnought. Épaulement rabotés, dos de baleine, écailles de tortue, ce sont les formes que le granit ici répète à satiété : pas de sol, pas même une pellicule de terre de bruyère : on dirait que toute la Scandinavie, ses ballasts expurgés par la fonte des glaciers énormes, émerge de la mer comme l’échine d’un sous-marin étanche et boulonné. Nulle trace de remblai, nul colmatage ; le long de la rive basse du golfe de Bothnie, le dallage bossu plonge sous la mer comme le pavé d’un gué ; même les petits lacs se ceignent d’un anneau de granit nu ou de porphyre, comme la flaque d’un bénitier.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 231-232.

David Farreny, 20 oct. 2014

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