menaçante

Un mode de la présence sur terre agonise, qui n’avait pas que ses mérites, bien sûr, mais qui avait produit de grandes œuvres, de beaux espaces et de hautes pensées. Beaucoup d’entre nous lui étions attachés, et celui que nous voyons s’apprêter à le remplacer, et même régner à sa place, déjà, en maints endroits, n’a pas de si évidents mérites, par comparaison, qu’il nous console de cette perte. Non seulement nous ne devons rien faire pour la différer, pourtant, il nous faut y applaudir des deux mains. Comme le disait avec une franchise menaçante une publicité des années récentes : « Nous allons vous faire aimer l’an 2000. » C’est un peu beaucoup nous demander.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 127.

David Farreny, 4 mai 2002
mobiles

Il y aura un plaisir supplémentaire à triompher et à s’enivrer de ce dont la plupart s’ennuient. Pour lire les Classiques, tous les mobiles sont bons, car ils ne trompent, n’abusent, ni ne déçoivent ; on peut donc déjà recommander de les lire par vanité.

Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 57.

David Farreny, 11 sept. 2004
sottise

Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1056.

David Farreny, 7 août 2006
infidèles

L’amour donnant un avant-goût de l’éternité, on est tenté de croire que l’amour véritable est éternel. Quand il ne durait pas, ce qui était toujours le cas pour moi, je n’échappais pas à un sentiment de culpabilité devant mon incapacité à éprouver des émotions vraies et durables. Seuls mes doutes l’emportaient sur la honte : quand c’était ma maîtresse qui mettait fin à notre liaison, je me demandais si elle m’avait jamais vraiment aimé. En quoi je ne diffère pas de mes contemporains sceptiques : comme nous ne nous reprochons plus de ne pas obéir à des préceptes éthiques absolus, nous nous flagellons avec les verges de la perspicacité psychologique. S’agissant de l’amour, nous écartons la distinction entre moral et immoral au profit de la distinction entre « véritable » et « superficiel ». Nous comprenons trop bien pour condamner nos actes ; désormais, ce sont nos intentions que nous condamnons. Nous étant libérés d’un certain code de conduite, nous suivons un code d’intentions pour parvenir aux sentiments de honte et d’angoisse que nos aînés éprouvaient par des moyens moins élaborés. Nous avons rejeté leur morale religieuse parce qu’elle opposait l’homme à ses instincts, qu’elle l’écrasait de culpabilité pour des péchés qui étaient en fait des mécanismes naturels. Pourtant, nous continuons à expier la création : nous nous considérons comme des ratés, plutôt que d’abjurer notre foi en une perfection possible. Nous nous accrochons à l’espoir de l’amour éternel en niant sa validité éphémère. C’est moins douloureux de se dire « je suis superficiel », « elle est égocentrique », « nous n’arrivons pas à communiquer », « c’était purement physique », que d’accepter le simple fait que l’amour est une sensation passagère, pour des raisons qui échappent à notre contrôle et à notre personnalité. Mais ce ne sont pas nos propres rationalisations qui pourront nous rassurer. Il n’est pas d’argument qui puisse combler le vide d’un sentiment défunt — celui-ci nous rappelant le vide ultime, notre inconstance dernière. Nous sommes infidèles à la vie elle-même.

Stephen Vizinczey, Éloge des femmes mûres, Le Rocher, p. 205.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2007
constructions

Dans le visage un œil qui n’existe plus, comme bu par un buvard. Il en reste le pli. Œil qui a renoncé à être, ne trouvant au-dehors rien à sa convenance.

L’autre, fermé par une large et pesante paupière semble bien déterminé à ne pas se relever.

Un être a baissé ses volets.

Douloureuse, la bouche amère exprime assez que ce n’est pas pour rêver à des fleurs ou à des charmes que l’œil a été refermé si décisivement, ni pour contempler d’intéressantes constructions du subconscient, mais pour seulement rester cantonné en sa misère, à l’abri dans sa misère, où il y a annulation de tout, mélancolie exceptée.

Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1173.

David Farreny, 3 mars 2008
rien

Dès ce premier jour, j’ai donc apporté à Duch une cinquantaine de pages : sur chacune, j’avais copié un slogan de l’Angkar. Je lui ai demandé d’en retenir un seul. Certains sont menaçants ; d’autres énigmatiques ou d’une froide poésie. Il a mis ses lunettes, et a parcouru l’ensemble. Il semblait hésiter. Puis il a posé sa main sur une page et a lu doucement : « À te garder, on ne gagne rien. À t’éliminer, on ne perd rien. » Il a regardé au plafond : « C’est une phrase importante. Une phrase très profonde. Ce slogan vient du Comité central. » Puis il a ajouté : « Vous avez oublié un slogan encore plus important : la dette de sang doit être remboursée par le sang. » J’étais surpris : « Pourquoi celui-ci ? Pourquoi pas un slogan plus idéologique ? » Duch m’a fixé : « Monsieur Rithy, les Khmers rouges, c’est l’élimination. L’homme n’a droit à rien. »

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 98.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
nom

Fermes si bien enfouies dans la neige qu’on les dirait inhabitées, n’était un filet de fumée montant d’une cheminée ou un chien juché sur un tas de bois et aboyant en silence.

Äksi kihelkond, à 23 kilomètres de Tartu, au sein d’un étincellement blanc. Ce nom résume le paysage : inhabitable, car imprononçable, du moins non mémorisable pour moi (ou alors au prix de tels efforts que j’aurais l’impression de cheminer dans la neige).

C’est pourquoi je le note.

Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 53.

David Farreny, 4 sept. 2012
consomme

Un interminable et mélancolique après-midi de dimanche, qui consomme des années entières, qui se compose d’années. Tour à tour désespéré dans les rues vides, puis, calmé, sur mon canapé. Étonnement, parfois, devant les nuages absurdes, sans couleur, qui défilent presque continuellement. « Tu es mis en réserve pour un grand lundi. » « Bien parlé, mais le dimanche ne finira jamais. »

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 516.

David Farreny, 9 nov. 2012
sauvage

Et, que cela ne mène qu’aux terres inhumaines,

qu’aux ports désaccordés comme de vieux pianos

et qu’il faille carder, sur des métiers nouveaux

la trame usée du même…

Qu’il ferait bon téter ton lait sauvage, ô vie,

que des clous seraient bons pour raviver le sang

qu’une tempête serait bienvenue, violente,

une tempête, une émeute.

J’ai soif de toi, échevelée,

pendant que mon œil fuit

le blanc vol de mouettes

douces comme un sanglot irréel de la chair.

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 28.

David Farreny, 20 juin 2013
perspective

Aimer, c’est se placer toujours dans la perspective de la mort de l’autre.

Richard Millet, « 22 novembre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer