sourdement

Mes bras, mes doigts, je peux les dénombrer ainsi que, plus sourdement, mes entrailles.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 160.

David Farreny, 15 nov. 2002
comptables

Nous sommes d’un vieux pays, comptables d’une longue histoire. Elle nous rend malaisé, plus qu’à d’autres, de choisir, c’est-à-dire de céder quelque chose qui fut pour faire droit à ce qui voudrait être. Le passé est double. Il persiste dehors, dans les choses, et en nous, étant bien entendu que nous pouvons, dans les deux cas, n’en rien savoir, ne pas déceler sa présence au creux de l’heure qu’il est.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 11.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
pause

Pause. Le vent poussa un cri d’horreur spirite-faible, absolument impossible à rendre en notation musicale. À la vérité : y étaient inclus les quatorze résistants qui avaient voulu sur leurs sacs prendre un repos bien mérité. C’est la guerre. Pause. La boîte à cigarettes était posée derrière moi. Elle se leva et fit un pas de chat, doucement.

Penchée au-dessus de moi (c’est-à-dire vers la boîte à cigarettes, bien sûr !) : sa robe était immense, gigantesque ; un désert rouge aux noirs tronçons de rochers. Le visage planait à perte de vue ; les verres des lunettes pendaient au-dessus de moi comme deux lacs figés, gelés (au fond desquels moi, monstre fantastique, je me tenais immobile). Encore. J’enlaçai involontairement son cou avec mes mains-crochets ; et le planétoïde, ô toi mon satellite, entra en collision avec moi.

Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 56.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
vacance

Je devrais détester le pavillon de Croisset, je ne puis. Il dresse le maigre vestige qu’il est au milieu des silos, des minoteries, des grues, des rails, des voies express des faubourgs portuaires de Rouen, en aval sur la Seine. Il faut avouer que ce paysage de catastrophe a une certaine beauté. Est-ce le cinéma qui nous a appris à l’aimer ? Ou bien les fleuves ont-ils toujours quelque chose pour nous plaire, quoi qu’il puisse leur arriver ? Tous ces grands édifices qu’on voit là donnent aussi le sentiment qu’ils ont un peu dépassé, eux aussi, leur âge de plus grande efficacité. Il n’est pas impossible même qu’ils aient déjà rejoint, comme la maison de Flaubert effacée, le camp des vaincus, des oubliés par le temps, des vestiges, des traces, des simples emplacements. D’eux aussi la vie se retire : la force, la puissance, l’agressivité, la barbarie. Ils sont en train d’aborder à ce site de toutes les indulgences, des tendresses et des émois lyriques : la vacance.

Renaud Camus, « Pavillon de Croisset, Canteleu, Seine-Maritime. Gustave Flaubert », Demeures de l’esprit. France II. Nord-Ouest, Fayard, pp. 436-437.

David Farreny, 26 fév. 2010
disponible

Est-ce à cause de ce lien sensation/mémoire/écriture que l’on revient toujours aux mêmes expériences, accrues de quelques variations à chaque fois ? Ou bien à cause de l’infinie profondeur répétitive de telle sensation levée par un mot ? Je dis « lessive », et remontent de suite, mêlées autant que distinctes, les odeurs multiples de propre au sortir du lave-linge ou de la lessiveuse d’enfance. On écrit, ou un poème s’écrit, avec tout le corps, toute la mémoire disponible.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 61.

Cécile Carret, 4 mars 2010
révèlent

Réveillé à six heures du matin aujourd’hui, à deux heures de l’après-midi hier ; entrant donc dans la journée à l’improviste, suis resté frappé de ce que les premiers beaux jours révèlent des destinées tout autres, très lisibles, qui auraient pu être les nôtres si tout avait mieux tourné, absolument comme les vues aériennes en période de sécheresse permettent de révéler des substructions antiques.

Gérard Pesson, « samedi 9 mai 1998 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 296.

David Farreny, 27 mars 2010
transition

Comme les hommes, les choses meurent et leur mort, comme la nôtre, nous échappe. Dans le premier cas, le tableau de la corruption est si peu tolérable aux vivants qu’ils confient la dépouille à la terre, à ses sombres mystères, marquant d’un signe conventionnel, pierre, croix, croissant ou poteau funéraire, l’emplacement où la chair redevient poussière. Les artistes ont abondamment représenté le stade ultime, danses macabres et crânes des vanités, mais non pas la transition.

Pierre Bergounioux, « Friches », Les restes du monde, Fata Morgana, p. 39.

David Farreny, 13 mai 2010
inertie

Du temps passait. Le froid me rentrait dans le corps. Les hautes murailles resserrées accablaient. J’éprouvais la contrariété qu’il y a à rester au contact d’une colère, serait-elle celle de l’eau, des fourrés. Je reconnaissais, intact, inentamé le déplaisir que j’avais fui, les yeux ouverts, dans la nuit. Il ne m’est pas venu à l’esprit, n’ayant pas eu le temps, qu’on ne vient pas à bout en l’espace d’un moment de l’ombre accumulée depuis le fond des âges, qu’il faut du temps. C’est comme de tailler à coups de pic la corniche aventurée à flanc de gorge, de percer le tunnel à travers le banc rocheux. Une chose est de vouloir se frayer un passage, autre chose d’attaquer la paroi, de réduire pied à pied l’épaisseur, la résistance du rocher. C’est la même écrasante inertie, la même noirceur que les mêmes choses nous opposent sous les deux espèces où elles sont, pour nous, en tant que telles et puis hors d’elles-mêmes, fort au-delà de leur strict contour, à l’intérieur de nos pensées et jusque dans nos cœurs.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 76.

Élisabeth Mazeron, 25 mai 2010
curieux

L’intérêt qu’ils avaient suscité au restaurant se prolongeait dehors. On se retournait sur eux. Non qu’il y ait eu quelque chose en eux qui attire l’œil, mais on n’était pas habitué à les voir ainsi, dans la rue, et c’était avec eux comme avec ces vieux canapés qui sont curieux à voir quand une ou deux fois dans l’année, alors qu’ils sont ordinairement à l’intérieur, on les sort pour les aérer.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 68.

Cécile Carret, 4 août 2012
fasciste

Douguine, sans complexe, se déclare fasciste, mais c’est un fasciste comme Édouard n’en a jamais rencontré. Ce qu’il connaissait sous cette enseigne, c’était soit des dandys parisiens qui, ayant un peu lu Drieu La Rochelle, trouvaient qu’être fasciste c’est chic et décadent, soit des brutes comme leur hôte de banquet, le général Prokhanov, dont il faut vraiment se forcer pour suivre la conversation, faite de paranoïa et de blagues antisémites. Il ignorait qu’entre petits cons poseurs et gros cons porcins il existait une troisième obédience, une variété de fascistes dont j’ai dans ma jeunesse connu quelques exemplaires : les fascistes intellectuels, garçons en général fiévreux, blafards, mal dans leur peau, réellement cultivés, fréquentant avec leurs gros cartables de petites librairies ésotériques et développant des théories fumeuses sur les Templiers, l’Eurasie ou les Rose-Croix. Souvent, ils finissent par se convertir à l’islam. Douguine relève de cette variété-là, sauf que ce n’est pas un garçon malingre et mal dans sa peau, mais un ogre.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 348.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2012
playlist

À un moment, alors que Gérald fonce entre les branches d’arbres, une page s’affiche à l’intérieur de sa tête, voilà qu’il est le jouet d’une playlist mystérieuse. Sur cette page, il voit un tableau où sont classées les drogues dangereuses en trois colonnes : Interdit (cocaïne), Passable (alcool), Bravo (sport). Le commentaire n’est pourtant pas tendre : « La pratique outrance de sport obvie la croissance des jeunes, défonce tes circuits, écrase drastiquement l’espérance de longévité », dit ce texte dont l’original en allemand est traduit au fur et à mesure par Google, en fait, c’est du Bertolt Brecht vulgarisé. Gérald contourne un tas de fougères, écrase des champignons, s’élève sur les rocailles, pédalant presque à la verticale, mais il commence à être inquiet.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 37.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
stopper

L’objectif est toujours le même : stopper l’hémorragie.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 112.

David Farreny, 12 juin 2014

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