Mais la seule cohérence qui vaille, c’est celle qui arrive à répondre, en profondeur, de toutes les incohérences de surface.
Renaud Camus, « jeudi 21 janvier 1999 », Retour à Canossa. Journal 1999, Fayard, p. 65.
Ada était un rêve de beauté blanc et noir avec une touche de fraise à quatre endroits, une reine de cœur symétrique…
Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 447.
Je suis né dans une mansarde
d’où l’on entendait le matin
des laitiers qui drelin drelin
réveillaient les biberonneuses.
Ici naquit Georges Machin
qui pendant sa vie ne fut rien
et qui continue Il aura
su tromper son monde en donnant
quelques fugitives promesses
mais il lui manquait c’est certain
de quoi faire qu’on le conserve
en boîte d’immortalité.
Prendre l’air était son métier.
Georges Perros, Une vie ordinaire, Gallimard, p. 28.
Émancipée du grand héritage tragique, comique et romanesque, la pensée ne sait plus problématiser la vie. Elle ne sait plus en éclairer les contradictions, en explorer les paradoxes, en suivre les tortuosités, en capter les nuances. Elle ne sait plus faire droit à l’ambiguïté des êtres ni à l’indécidabilité des comportements. Spectaculairement ouverte aux différences, mais définitivement fermée aux apories, elle n’est capable, la malheureuse, que de brandir triomphalement la solution du problème humain.
Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Gallimard, pp. 200-201.
Bien que je ne voie pas encore le terme de ma vie, un sentiment secret m’assure pourtant que mon heure est proche. Je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l’existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m’en menace la nature. Cette seule idée me fait frémir. Mais, comme il en est de tous ces maux qui dépassent l’imagination, cette perspective me semble un songe et une illusion qui ne se vérifieront jamais.
Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 241.
Nous nous sommes regardés un certain nombre de fois, par petits coups, ce que j’appelais alors des regards en point d’interrogation. Je jouais volontiers à ce jeu-là. Cela marche ou cela ne marche pas.
Cela a marché. Après quelques minutes, elle n’a pu s’empêcher de rire.
— Vous êtes drôle. Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Je ne sais pas encore.
Georges Simenon, L’homme au petit chien, Presses de la Cité.
J’ai vu par la suite qu’on pouvait tout connaître de nos affections hormis leur force, c’est-à-dire leur sincérité. Les actes eux-mêmes ne serviront pas d’étalon à moins qu’on n’ait prouvé qu’ils ne sont pas des gestes, ce qui n’est pas toujours facile.
Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, p. 60.
Je la voyais autant dire pour la première fois, mais sa forme me pénétra d’un coup. De la nuque pâle, sous les nœuds de la lourde tresse, jusqu’aux fins talons, je devinai son corps, le parcourus, et m’en délectai comme d’une offrande personnelle. Je compris et goûtai le grand front large et les beaux yeux pleins de douceur, j’aimai le nez, la bouche aux fins coins d’ombre, et le dessin du cou, et l’équilibre superbe des épaules. Mon désir volait cet ensemble merveilleux, je ne me reconnaissais plus, j’étais évadé de moi-même.
Quelque chose de considérable venait de se produire, que j’acceptais dévotement. Le jet bref d’un regard avait mis bas tous mes calculs. Dédaigneux de la foule, dont la rumeur montait sans m’atteindre, je n’avais d’yeux que pour cette femme, et tous mes sens convergeaient vers son masque clair. Une magie insoupçonnée dénaturait mes réflexions. Je voyais choir mes fameux plans et mes risibles stratégies, et je me laissais faire, heureux, et subissais ce cher martyre, voluptueusement. Mon passé, douloureux ou puéril, mes bonheurs étriqués, mes remords, Jeanne, l’odeur cadavéreuse de ma vie, l’avenir, tout cela enfin glissait, fondait, croulait en cascade le long de mon être, comme d’un corps un linge fatigué.
Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, pp. 74-75.
C’était un petit établissement d’angle, avec deux tables sur le trottoir. Entre les rares voitures qui passaient, on entendait le bruit d’un torrent. Un type est venu s’asseoir à l’autre table, il a commandé un café. Pendant un moment, il n’y a eu que lui et moi dans ce coin de village. Je me suis demandé s’il entendait le bruit du torrent, s’il l’écoutait. Il avait l’air passif. Il n’avait pas de bagage avec lui, pas de porte-documents, pas de sac à dos, il était habillé de façon neutre, comme moi – j’étais parti un peu vite. Je me suis dit qu’il devait sortir de sa voiture, lui aussi. Il avait le nez gros, l’œil aiguisé, de temps à autre il se passait un index sur les lèvres, à l’horizontale. La cinquantaine, peu de mâchoire. J’ai tenu un quart d’heure comme ça, puis c’est devenu insupportable.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 15.
Ces livres m’ont envoyé ailleurs, dans le corps et la voix de qui je n’étais pas et, ce faisant qu’ils fomentaient mon évasion, ils m’ont déposé au cœur de moi-même, procédant à une invasion salutaire, m’allouant cette chose toute simple dont on ne peut aucunement faire l’économie : la reconnaissance ; petit miracle que Charles Juliet résume d’un sublime trait de simplicité : « Le rôle de l’écrivain est de prêter à autrui les mots dont il a besoin pour accéder à lui-même. » Ces livres me devinaient, ils m’écrivaient et me donnaient droit de cité tout en mettant au jour une part commune. Je m’aventurais dans l’étranger pour finalement tomber sur moi-même, m’offrant d’aller dans une complexité à laquelle la dictature du divertissement généralisé a définitivement tourné le dos.
Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 11.
Il tourne à gauche, commence à descendre l’escalier. Fais gaffe, va pas tomber, se dit-il. Mets-toi à droite. Tiens la rampe. Tu charries. Tiens la rampe, je te dis. Y a pas de honte. Quand on a les pattes molles. C’est vrai qu’elles tremblent, se dit-il. C’est rien, la fatigue, l’émotion.
Non, non, laissez, dit-il à un petit vieux qui là-bas lui tient la porte. C’est gentil mais non, laissez. Oui, bon, je vois, bon, attendez, attendez, j’arrive.
Il arrive. Là, merci, c’est gentil, dit-il. Merci monsieur. Ainsi pourrait se former une gentille chaîne aimable d’humains se tenant par la porte, je te la tiens, tu me la tiens, ainsi de suite. Alors Bast, un peu ému, se retourne pour la tenir à quelqu’un.
Elle arrive.
Elle marche vers lui.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 59.
Dans les montagnes du Centre, ces gros hôtels aux façades austères, leurs portes discrètement haussées d’insignes de clubs, derrière lesquelles on trouve une poignée de voyageurs de commerce groupés là dans la fumée des gauloises comme des cloportes sous une même mousse.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 65.
Il est connu qu’une mobilisation générale soulage les hommes, qui ne sont heureux de se retrouver, de vivre ensemble, qu’en état de guerre, que si l’absurde les concerne tous. La paix n’est jamais supportable.
Georges Perros, « Tête à tête », « Les cahiers du chemin », numéro 5, Gallimard, p. 58.