J’appelle littérature une suspension de la lecture, le déboulé des mots d’entre les mots, du silence à la fente des syllabes, de la bibliothèque entre les lignes. Sous le trompeur abri du nom, voici le masque de personne. Toute métaphore est pléonasme, en ce sens, puisqu’il n’est de phrase réussie qui ne nous transporte vers d’autres phrases, qui ne s’ouvre sous le poids de notre regard, ne cède sous le pas de notre attention, même flottante, pour nous charrier dans l’air vers tout ce qu’elle n’est pas.
Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., pp. 17-18.
Moi, pas inquiet, je continuais à « être ». Sans plus. C’était beaucoup.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 21.
Une poche me brasse. Pas de fond. Pas de portes, et moi comme un long boa égaré. J’ai perdu même mes ennemis.
Oh espace, espace abstrait.
Calme, calme qui roule des trains. Calme monumentalement vide. Plus de pointe. Quille poussée. Quille bercée.
Évanoui à la terre…
Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 490.
Le corps se transforme en passant une frontière, on le sait aussi, le regard change de focale et d’objectif, la densité de l’air s’altère et les parfums, les bruits se découpent singulièrement, jusqu’au soleil lui-même qui a une autre tête.
Jean Echenoz, Je m’en vais, Minuit, p. 207.
La mer était jaunâtre, surtout près de la côte ; à l’horizon, un rai de lumière, et au-dessus, d’énormes nuages gris dont on pouvait voir la pluie s’abattre en lignes obliques. Le vent chassait la poussière du chemin sur les roches au bord de la mer, et il agitait les aubépiniers en fleurs et les giroflées qui poussent sur les rochers.
À droite, des champs de jeune blé ; dans le lointain, la ville avec ses clochers, ses moulins, ses toits d’ardoises, ses maisons en style gothique, puis plus bas, son port emprisonné entre deux digues qui avancent dans la mer. Elle ressemblait aux villes qu’Albert Dürer a gravées à l’eau-forte. J’ai vu la mer dans la nuit du dimanche ; tout était sombre et gris, mais le jour commençait à poindre à l’horizon.
Il était très tôt mais les alouettes chantaient déjà, ainsi que les rossignols dans les jardins en bordure de la côte. Dans le lointain, les feux d’un phare, le garde-côte, etc.
La même nuit, j’ai contemplé par la fenêtre de ma chambre les toits des maisons et les cimes des ormes qui se détachaient, taches sombres, sur le ciel nocturne, où vibrait une seule étoile, qui m’a paru grande, belle et amicale.
Vincent van Gogh, « Ramsgate, 31 mai 1876 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, pp. 45-46.
Silence. Au loin, dans les communaux, le bruit d’un tracteur malingre. On avait le nez d’un ornithorynque. Et le mur était patient comme seule peut l’être une pierre ; de et vers la pierre.
Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.
Faudrait un sursaut de main, un levier pour soulever cette mélancolie massive, collante, face au monde et à vivre. Repartir du mimosa par exemple qui boule jaune dans mon coin clope au lycée. Ou bien cette nécessité de la révolte pour refuser cette vie – peau de chagrin imposée au plus grand nombre.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 45.
1) Ayant soupesé la gibecière du chasseur de mammouth, l’invention de la roue sans plus attendre.
4) Le pianotement mélodieux des ongles sur les tables (par modification moléculaire de la kératine ; et nos cheveux quand nous remuons la tête en rythme font de la musique pour nos danses).
5) L’élucidation de la vieille et lassante énigme de l’œuf et de la poule, ainsi résolue : la première poule naquit du deuxième œuf et le premier œuf fut pondu par la deuxième poule.
20) Le moteur à blouse (?)
21) L’indispensable trigore (?)
22) Le jeu des treize boules (?)
23) Le cycle des Contes de l’avant-vieille et du surlendemain.
24) Le suffering-ball, simple sac de cuir empli de sable qui – par ricochet, déplacement, transfert – encaisse les douleurs à notre place.
25) Le parapluie inoubliable.
26) La séparation chirurgicale de la poésie et de la mièvrerie sur toute la longueur de la langue de chair.
33) Une couleur nouvelle (rien d’un boueux mélange de celles que nous connaissons) correspondant à certain état intérieur de contentement dans le malheur.
41) Les douze lois du hasard et leurs combinaisons.
42) Étendue à l’homme, la faculté du chat d’être pour soi-même brosse et coussin.
46) La Lettre aux habitants des mondes sublunaires suivie de leur amicale réponse
49) Mon père, récit biographique si précis dans son évocation – jusqu’aux organes, jusqu’à l’os, atomes et molécules compris – et d’une langue si délicate, si soignée, si stimulante, que le cœur du défunt se remit à battre ; et que chaque lecteur fervent à son tour ressuscite son propre père.
54) Une traduction fidèle et désopilante de la Bible.
58) Le dernier mot.
94) L’amour, comment l’obtenir et le garder (une méthode).
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, pp. 12-45.
J’aime les animaux, je suis connu pour cela, je serai vétérinaire quand je serai grand. Un jour, j’ai demandé à ma mère si les animaux aussi avaient un cœur qui battait comme le nôtre :
— Mais bien sûr. D’ailleurs, tu sais, nous sommes des animaux, nous aussi.
— On est des animaux ?
— Mais oui !
— On est quel animal ?
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 35.
Buée de buée a dit le Sage buée de buée tout
est buée
Tous les fleuves vont vers la mer et la mer
n’est pas pleine vers le lieu où vont les fleuves
là ils vont toujours
Toutes choses sont d’une lassitude nul ne saura le dire
l’œil n’en aura pas assez de voir
et l’oreille ne se remplira pas d’entendre
et tenez tout est buée et pâture
de vent.
Georges Perros, « La pointe du Raz », Papiers collés (3), Gallimard, p. 138.
Ils me regardent comme si j’étais en train d’accomplir des actes riches en enseignements. Tel n’est pas le cas. Je suis en train de crever, c’est tout.
Michel Houellebecq, « Loin du bonheur », Configuration du dernier rivage, Flammarion, p. 24.
Mes chers, je n’ai pas besoin du veilleur de nuit, n’en suis-je pas un moi-même quant à la somnolence, aux déambulations nocturnes et au tempérament frileux ? Vous chauffez-vous convenablement au soleil ? Cherchez-moi s’il vous plaît pour l’été ou l’automne un endroit où on vit à la mode végétarienne, où on est continuellement bien portant, où même seul on ne se sent pas abandonné, où même une bûche comprend l’italien, etc., bref, un bel endroit impossible. Adieu. On pense beaucoup à vous.
Franz Kafka, « lettre à Elsa et Max Brod (4 février 1913) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 706.
C’est le seul moyen de fuir la société tout en faisant bonne impression, aussi je ne la laisse à personne : la vaisselle.
Éric Chevillard, « mercredi 2 mars 2016 », L’autofictif. 🔗
Plutôt le râteau que le fiasco – au moins a-t-il un manche.
Éric Chevillard, « lundi 21 août 2017 », L’autofictif. 🔗