aliéné

Je déteste les drogues. Mes hallucinations habituelles sont bien assez monstrueuses, Hadès en soit loué ! Objectivement considéré, je n’ai jamais vu un esprit aliéné plus lucide, plus solitaire et plus équilibré que le mien.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 148.

David Farreny, 13 avr. 2002
imposteur

Depuis le temps qu’il le cultive, c’est un sujet qu’il pourrait traiter les yeux fermés, la tête en bas, et en commençant par la fin. Sa propre dextérité, en la matière, l’agace un peu, même. Elle lui donne parfois, paradoxalement, le sentiment d’être un imposteur. Non pas un imposteur par défaut : un imposteur par excès.

Renaud Camus, Voyageur en automne, P.O.L., p. 14.

David Farreny, 21 déc. 2004
sottise

Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1056.

David Farreny, 7 août 2006
surpassent

Deux journées de voyage éloignent l’homme — et à plus forte raison le jeune homme qui n’a encore plongé que peu de racines dans l’existence — de son univers quotidien, de tout ce qu’il regardait comme ses devoirs, ses intérêts, ses soucis, ses espérances ; elles l’en éloignent infiniment plus qu’il n’a pu l’imaginer dans le fiacre qui le conduisait à la gare. L’espace qui, tournant et fuyant, s’interpose entre lui et son lieu d’origine, développe des forces que l’on croit d’ordinaire réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 8.

David Farreny, 3 juin 2007
dissolution

C’est toujours l’envie de la dissolution qui me vient — partager le sort du comprimé effervescent qui doucement se délite, semble vouloir amasser un instant ses particules bondissantes sur les rebords du verre, puis abandonne la partie, rendant grâce à l’eau plate de l’avoir accueilli en se troublant à peine.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau.

Élisabeth Mazeron, 31 oct. 2007
justesse

Le bonheur actuel n’adoucit pas du tout la tristesse rétrospective de ces longues années-là, années d’extrême solitude. Au contraire il la fait paraître plus sombre, plus tragique, plus vaste. C’étaient des années tout à fait sans butoir. Rentrant chez moi je ne rentrais vers rien, alors. Je rentrais vers l’attente de la mort. Mais la mort elle-même n’était pas un butoir. Je suivais la même route en pente entre les bois ; j’apercevais tout un pays en contrebas, ou plutôt je n’en distinguais que les lumières éparses, deux ou trois petites villes, des fermes isolées, les lampadaires brillants de l’affreux dépôt Intermarché ; je savais que dans toute cette ombre et parmi ces lumières il y avait ma maison, mais ma maison n’arrêtait rien, elle n’arrêtait pas ma descente, ma mort même n’interrompait rien, sans doute parce que ma vie elle-même n’était rien. Je comprenais à merveille le mot au-delà, peut-être parce qu’il n’était l’au-delà de rien. J’entrevoyais de mornes années, mais pas beaucoup plus mornes, au fond, que le néant. Je rentrais chez moi, chez moi c’était la mort, je ne m’y arrêtais pas, j’allais directement au-delà, me perdre dans cette ombre à l’infini où je me trouvais déjà et que je voyais s’étendre de toute part derrière Plieux invisible, à perte de vue, à perte d’obscurité.

Si, ce qu’à Dieu ne plaise, je me retrouvais dans une situation pareille, il me semble que je ne ferais plus rien pour lui échapper ; qu’au contraire je m’efforcerais de la creuser, de l’habiter plus avant, plus profond ; de l’explorer en la sachant inexplorable. C’est du moins ce que je crois qu’il faudrait faire, même si je ne suis pas sûr que j’en aurais la force. Sa beauté, sa grandeur, sa majesté, sa justesse même, la lucidité qui y est attachée, m’apparaissaient clairement l’autre nuit. Je donnerais n’importe quoi pour n’y être pas confronté à nouveau ; mais s’il se trouvait par malheur que je le fusse, je ne me débattrais pas, je ne tâcherais pas d’échapper à mon sort, j’essaierais de me confondre avec lui.

Renaud Camus, « mardi 1er mars 2005 », Le royaume de Sobrarbe. Journal 2005, Fayard, pp. 132-133.

David Farreny, 15 janv. 2009
frontière

Rien d’autre que l’atmosphère des rues au plus mauvais moment de la nuit, celui qui précède l’approche de l’aube en automne, — cette espèce de suintement sur les plaques de fonte, cette sueur froide des parcs, des murs de briques. Derrière la gare d’Euston, il y a des volutes de vapeur blanche qui se traînent dans la nuit sur les toits bas. Les ouvriers qui sont descendus de l’autobus ont disparu par là ; je suis seul avec le receveur — un très vieil homme qui chantonne, assis non loin de moi. Ce n’était pas l’heure des premiers journaux encore, mais la frontière était passée entre hier et aujourd’hui : hier, j’étais sorti de ma chambre, j’avais longtemps marché, j’avais rencontré quelqu’un, — j’avais failli tomber de fatigue, et il faisait très froid ; c’était peu de temps avant cette frontière ; on la passe en dormant d’habitude ; toutes les maisons s’alignent comme des trains endormis pour traverser la frontière dans un grand silence, moi j’avais trouvé cet autobus, et j’avais dormi finalement, comme tout le monde, — dormi très peu de temps, mais tous les réveils se ressemblent, ils sont tous de l’autre côté de la frontière.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 116-117.

David Farreny, 7 août 2009
regarde

Tout en l’écoutant me répondre, je l’ai observé, poser des questions est le meilleur moyen pour ça, me disais-je, parce que pendant ce temps-là les gens ne se doutent de rien, ils pensent qu’on les écoute et pas du tout, on les regarde, le visage, surtout, la bouche en mouvement, les expressions, l’allure […].

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 138.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
propre

Je regarde avec émerveillement cette belle et simple campagne, ces lentes ondulations des collines, quelques fermes rouges et blanches qui ont dû sortir de terre avec la dernière averse. Je m’aperçois que cette espèce de précision propre n’a rien d’énervant mais est au contraire infiniment bienfaisante. C’est en grandeur naturelle l’harmonieuse fantaisie d’un paysage de Samivel.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 47.

Cécile Carret, 18 juin 2012
filles

Qu’on ne se méprenne pas ; je ne suis pas en train de me vanter d’avoir engendré des libellules ou des fleurettes. Ou des fées. […] Non, bel et bien des filles, au nombre de deux, deux filles de plus sur cette terre, deux filles encore, deux filles terribles, mais cette fois je suis dans leur camp.

Cette fois, ce ne sont pas des filles là-bas, ce ne sont pas des filles là-haut, ce ne sont pas des filles au loin. Agathe a pris ma main droite ; Suzie a pris ma main gauche ; elles marchent avec moi. J’avance désormais entre deux filles, prenez garde ! Le garçonnet dans mes bottes triomphe. Deux filles à ses côtés ! Ce n’est plus la force adverse à combattre, à séduire, de toute façon à circonvenir. C’est une tendresse mienne ; ce sont des sourires qui prolongent le mien. Cette beauté ne m’est pas jetée à la figure comme une pierre.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 103.

Cécile Carret, 25 fév. 2014

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