La musique corrompue par la théorie, la technique, d’où l’effondrement de la personnalité et un rapetissement si brutal des compositeurs qu’on ne saura bientôt plus quel nom donner à ces nabots.
Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 165.
Son calme apparent lui confère une irréparable gravité. Lorsqu’il dit que la condition humaine est un naufrage, une catastrophe, un péché, ses mots sont si pathétiques et si mesurés qu’on croirait entendre sonner le glas dans un traité de logique…
Emil Cioran, « Nae Ionescu et le drame de la lucidité », Solitude et destin, Gallimard, p. 382.
J’appelais aussi : « Oh ! toi, qui m’es tellement et pour qui je ne suis presque plus rien peut-être, mirage toujours au milieu de mon horizon, visage si beau toujours à distance, combien mon être est dans la misère quand je songe à notre amour. Oh ! non-accomplissement. Je ne sais plus chercher mon bien. Je ne sais plus fuir mon mal. Les terres labourées sont derrière moi. Oh ! comme la pensée de cela est difficile à porter. »
Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 172.
Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise…
Te souviens-tu de Marienlyst ? (Oh, sur quel rivage,
Et en quelle saison sommes-nous ? je ne sais.)
On y va d’Elseneur, en été, sur des pelouses
Pâles ; il y a le tombeau d’Hamlet et un hôtel
Éclairé à l’électricité, avec tout le confort moderne.
C’était l’été du Nord, lumineux, doux voilé.
Souviens-toi : on voyait la côte suédoise, en face,
Bleue, comme ce profil lointain de l’Italie.
Oh ! aimes-tu ce jour autant que moi je l’aime ?
Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise…
Oh ! que n’ai-je passé ma vie à Elseneur !
Le petit port danois est tranquille, près de la gare,
Comme le port définitif des existences.
Vivre danoisement dans la douceur danoise
De cette ville où est un château avec des dômes en bronze
Vert-de-grisés ; vivre dans l’innocence, oui,
De n’importe quelle petite ville, quelque part,
Où tout le monde serait pensif et silencieux,
Et où l’on attendrait paisiblement la mort.
Valery Larbaud, « Poésies de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 62.
Porté par un tel élan, j’y fus bientôt, et, sous l’orbe adouci de la lampe, je retrouvai le lieu d’une existence dont la médiocrité m’apparut, brutale, et d’un coup. Rien n’avait changé cependant, et, dans ce sommeil qu’ont les choses la nuit, mes objets familiers demeuraient à leur place, silencieux et prêts à l’usage.
Un reste de feu mourait sous la cendre ; sa lueur dorait le flanc d’un vase, et, çà et là, quelques reliures. Je vis sur ma table le travail commencé, les feuillets noirs, et la plume, et les notes innombrables. Je vis tous ces témoins de mon labeur et de ma foi ; leur inutilité navrante m’apparut, et celle même de ma vie, et son ordre pauvre. Je perçus combien grande était ma faiblesse, et je m’épeurai.
Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, pp. 84-85.
tu te souviens Mon Cœur quand nous étions heureux ?
oui Mon Amour c’était il y a très longtemps
c’était quand nous avions ces femmes secourables
sur qui nous pouvions compter dans nos grands chagrins
il y avait alors du soleil au jardin
nous n’étions jamais seuls au moment du malheur
or aujourd’hui ces saintes femmes sont parties
la ville a envahi les jardins d’alentour
le bruit et la fumée des moteurs nous écrasent
et nous pleurons sans le secours de leur pardon
nous pleurons en sentant notre viande malade
comme un morceau jeté aux chiens des carrefours
et nous sommes si seuls ! dans cette ville atroce
seuls pour marcher sur son tarmac seuls pour aller
demander à la nuit de nous ouvrir sa fosse
alors qu’avant Mon Cœur nous vivions dans l’amour
secret et persistant de ces femmes fidèles
qui aujourd’hui hélas ! sont mortes pour toujours
William Cliff, « Les saintes femmes », Immense existence, Gallimard, p. 117.
Il se sent prisonnier sur cette terre, il est à l’étroit, la tristesse, la faiblesse, les maladies, les idées délirantes du prisonnier éclatent chez lui, aucune consolation ne peut le consoler, justement parce que ce n’est que consolation, douce consolation qui fait souffrir la tête en face du fait brutal de la captivité. Mais si on lui demande ce qu’il voudrait vraiment, il ne peut pas répondre, car — c’est là l’une de ses plus fortes preuves — il n’a aucune idée de la liberté.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 493.
Si connaître une chose consiste à en relever les contours, on voit quel bénéfice associé s’ensuit. Pour vaste et ramifiée qu’elle soit, elle finit forcément quelque part. Où cesse son empire, on peut commencer. J’ai pensé que si je comprenais pourquoi le séjour du pays natal me tirait vers les heures mortes, la tristesse, j’échapperais dans une certaine mesure à leur empire parce que je ne serais plus le même. Je ne subirais plus, par faute de distinguer. Je saurais. Je serais celui qui, pour comprendre, s’est mis à part, dépris.
Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 17-18.
Il n’y a que les dilettantes pour croire que les sujets se trouvent au-dehors. Si nous en avons, ils sont en nous-mêmes. Celui qui est né et qui a ouvert les yeux dispose de la matière pour sa vie tout entière.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 170.
Non loin, la mer. Elle est horripilante, obstinée à choquer les falaises, à jeter contre elles des galets, comme le feraient les voyous. Les lames s’engouffrent dans les fissures, les crevasses, les grottes, transforment les rochers en sable. La masse aqueuse semble s’apaiser, comme ralentie par un geste invisible. Mais le mouvement reprend, s’enfle, montant du ventre de la mer, tremblant en vue d’une naissance ajournée.
Le tapage met l’enfer dans le monde. Le bruit nous éparpille hors de notre lieu : on cesse d’être l’habitant de sa maison. Plus de foyer.
La nuit devrait ne laisser entendre que le hululement des chouettes, le glapissement des renards. Ce serait compter sans les invitations entre les villas, les éclats de rire, les adieux des grands invitants aux petits invités. Les portières claquent. Les glaces s’abaissent pour les derniers mots futiles, et beuglés. La nuit, avancée comme un fruit mûr, s’emplit alors des chants de joyeux avinés. Hymnes à la nuit, cassés.
Jean Roudaut, « Jour de souffrance », « Théodore Balmoral » n° 74, printemps-été 2014, pp. 30-31.
Ils disent, elles disent, mon ex. Ex-femme, ex-mari, ex-maîtresse… Expression sans s. Sans sexe. L’Ex est ce qui reste quand le sexe est tombé et quand il n’en reste que le mon. Raccourci. Il (ou elle) est castré de son s. Et au fond tout conjoint au bout de quelques mois.
Philippe Muray, « 23 mars 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 438.